Mort de Florence Delay, double grâce

Florence Delay est morte juste après l’aube, mardi 1er juillet, à 84 ans. Depuis quelque temps, le souffle lui manquait. Depuis deux jours, elle rêvait. Dans Mon Espagne : or et ciel (Hermann, 2008), elle rappelait que le lexique espagnol n’a qu’un seul mot pour désigner rêve, songe et sommeil : sueño. Cette polysémie allait comme un gant – de soie et d’acier, tenant la cape et l’épée – à la romancière, la traductrice, l’actrice qui fut à 20 ans la Jeanne d’Arc de Robert Bresson, l’amoureuse du Siècle d’or espagnol, l’enseignante universitaire, l’amie et, par-dessus tout, la femme qu’elle était. Polysémie qui conduisait, par éducation et comme par miracle, à une admirable clarté d’expression. La légèreté signait la précision, le jeu enveloppait l’érudition.
Ce qui émane de cet estuaire intime entre dormir, songer, rêver, c’est en effet ce qu’elle incarnait avec un naturel souverain et discrètement scandaleux pour nous autres, pauvres bipèdes : la grâce ; autrement dit, une classe presque absolue, intérieure et extérieure. Sa voix grave, sa diction parfaite, son sourire affectueux mais inquiétant, son regard transparent, distingué mais sauvage, ce qu’on sentait parfois de rudesse retenue, rien ne semblait tout à fait soumis en elle aux lois ordinaires de la pesanteur.
«Je dois une chandelle à ce tricot»
Elle a raconté, entre autres dans la Vie comme au théâtre (Gallimard, 2015), sa passion d’enfance pour cet art, pour la dynamique de la troupe, qui ne l’a pas plus quittée que son amour parallèle de l’Espagne. Elle allait avoir 20 ans quand Lydia Michel, la mère de son amie la future militante maoïste et écrivaine Natacha Michel, lui dit en roulant les r, un soir d’hiver à la sortie du Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne : «Notre ami Robert Bresson cherche une jeune fille pour jouer Jeanne d’Arc dans son prochain film. Je me demande si tu ne ferais pas l’affaire. Je vais dire à Natacha (elle accentuait le nom sur la deuxième syllabe), de te conduire à lui […]. J’ai oublié la pièce qu’on jouait au TNP, pas le tricot bleu marine à col roulé que je portais ce soir-là. Je dois une chandelle à ce tricot, et à Natacha qui me conduisit quai de Bourbon, île Saint-Louis, où habitait Bresson. Je conduirais là, trois ou quatre ans après, Anne Wiazemsky pour Au hasard Balthazar. Telle était, secrète et originale, la chaîne qui se créait entre les “modèles” de Robert Bresson.»
Après quelques essais, elle ne fut pas retenue, jusqu’au jour, à la veille de l’été, où elle trouva sous sa porte «un petit bleu qui disait de ne pas partir en vacances, d’appeler tout de suite, que j’étais “Jeanne”. Plus rien n’existe de tout ça, ni les êtres aimés, ni les petits bleus». Cependant, «le tournage du Procès de Jeanne d’Arc à l’orangerie de l’observatoire de Meudon, l’été de mes 20 ans, est un moment important de ma vie par sa densité, sa grâce, son enseignement, ses retombées immédiates et futures». De ce tournage, quelque chose d’essentiel a survécu : «Bresson m’a appris comment dire à haute voix. Comment faire entendre une parole, un texte, sans les intonations qui fourvoient, et ce dont je lui suis peut-être le plus reconnaissante, comment dire la poésie.»
«Obstination splendide»
Son enfance apparaît, sous forme romanesque, dans un de ses derniers livres, Un été à Miradour (Gallimard, 2021). Madelou est un surnom de sa mère, écrit sur le porte-cigarettes de celle-ci. Son grand-père, chirurgien, a été maire de Bayonne. Son père, le psychiatre et écrivain Jean Delay, est l’auteur de livres qu’on a peut-être tort de ne plus lire, par exemple la Jeunesse d’André Gide (Gallimard, 1957). Dans la Vie comme au théâtre, elle décrit en détail ce qu’elle appelle «le coucher du père», qui est un lève-tôt. Il se déshabille avec soin, met une chemise de nuit : «Je suis contente que mon père porte des chemises de nuit et pas ces banals pyjamas à rayures qui transforment le sommeil en bagne. Je m’en souviendrai.» Il a sorti la monnaie de ses poches : «Je m’approche ensuite de la cheminée et demande si je ne pourrais pas le débarrasser de quelques centimes encombrants. Il acquiesce. Je fais un tas de centimes. Il l’augmente avec libéralité de quelques francs, puis s’assure que j’ai appris mes leçons. J’hésite un peu et c’est le terrible moment du congé.»
En 1986, père et fille sont invités sur le plateau d’Apostrophes. L’émission, assez perverse, s’intitule ce jour-là : «Un stylo dans le patrimoine génétique». Emmanuel Carrère, également présent avec sa mère, raconte drôlement l’épreuve œdipienne dans son prochain livre, Kolkhoze (P.O.L, parution début septembre). Soudain, au milieu d’une phrase, «Jean Delay a écarquillé encore plus grand les yeux et il est d’un seul coup tombé en avant, le front butant sur la table basse couverte de livres, tout son grand corps distingué, sanglé dans un costume bleu nuit, glissant hors du fauteuil. A suivi un moment d’une extrême confusion, tout le monde croyant qu’il était en train de mourir en direct – un grand moment de télévision, comme on dit, dont Pivot se serait bien passé. Florence Delay s’est précipitée sur son père, lui a relevé la tête, il avait le regard vitreux, des techniciens sont arrivés pour le transporter en coulisse». Pivot enchaîne, avec embarras et souplesse, l’émission continue et Jean Delay revient sur le plateau, s’excuse. Carrère note que, dans son souvenir, tout cela dura quatre ou cinq minutes, autrement dit une éternité, mais que ces minutes, si elles ont existé, ne sont plus visibles sur le site de l’INA : «Je pourrais interroger Florence Delay, entre-temps devenue académicienne et qui m’a affectueusement serré dans ses bras à l’enterrement de ma mère.» Il ne pourra plus le faire.
Jean Delay, mort l’année suivante, avait été académicien avant sa fille. Elle entre dans l’institution en 2000, au fauteuil numéro 10, qui fut celui d’Alfred de Musset, de François Coppée et de Jean Guitton auquel elle rend hommage. Elle est sans doute portée par le souvenir de son père, mais aussi animée par le souci de faire venir des écrivains qu’elle aime. Elle échouera. L’échec est une forme d’éclair qu’elle a su évoquer aussi bien que la fête. L’un de ses romans, l’Insuccès de la fête, conte comment un grand poète méconnu, Etienne Jodelle, fut chargé, sous Henri II, de composer et de mettre en scène une tragédie pour recevoir le duc de Guise, qui venait de reprendre Calais aux Anglais. Il avait quatre jours. Il échoua. Elle conclut : «L’échec retentissant que connut sa fête eut sur Etienne Jodelle des conséquences graves dont je suis, pour ma part, les traces jusqu’à sa mort et où je vois l’origine de sa double vie exemplaire, l’une, de la sinistre mobilité du jeu social, l’autre, de l’obstination splendide du secret poétique.» Florence a participé à «la sinistre mobilité du jeu social», mais «l’obstination splendide du secret poétique» a toujours prévalu en elle.
«Impeccable»
Elle a été chrétienne, puis cessé de l’être, avant de l’être de nouveau ; mais elle le fut à sa façon, selon ses propres rites et inspirations, à sa fantaisie. Elle a été la filleule de lettres et d’esprit de l’écrivain espagnol José Bergamín. Elle a connu le curé qui donna l’extrême-onction à Bernanos. «Affection» était un mot qu’elle aimait et employait volontiers. Elle aimait le champagne, le mystère, les chevaliers, le Pays basque (et même, à un moment, l’ETA), Biarritz où elle avait une maison. Elle aimait aussi les récits médiévaux et les chants indiens, réécrivant les uns pour la scène (ou pas) et traduisant les autres avec son ami le poète Jacques Roubaud. Ce qu’elle écrivait de Gérard de Nerval dans Dit Nerval, l’un de ses meilleurs livres, largement consacré à son père, on pourrait le dire d’elle : «Fatalité ou providence, les chemins aussi s’écrivent, il s’empresse de les suivre.» Dans le même livre, elle se demande aussi : «Le roman rendra-t-il jamais l’effet des combinaisons bizarres de la vie ?»
Dormir, rêver peut-être… «Dormir est, depuis l’enfance, a-t-elle écrit, ce que je fais le mieux et le plus volontiers, même si je fais volontiers d’autres choses. Disons : ce que je fais de plus impeccable.» Et, sensible à l’étymologie du langage comme à des racines qui vous emportent vers un terrier magique en libérant les attaches, suspendue à cet adjectif, «impeccable», que tout autre qu’elle risque toujours d’utiliser comme un juge ou un tailleur, elle ajoutait : «Ciel ! Il vient droit du “péché”. Impeccabilis, en latin ecclésiastique, signifie “incapable de pécher”. Par extension, “qui ne peut faillir”.» Pour le corriger aussitôt afin de lui redonner un sens plus ancien et, du même coup, sa «vivacité» : «Quitter la bonne route, le droit chemin, dévier, se perdre, s’égarer.» Son dernier livre, publié en 2023, s’intitule Zigzag. Elle y célèbre la forme brève, la vitesse de la pensée, de l’écrit et, en creux, son orgueil brandi et dérouté : «S’ils ne sont pas sortis de la cuisse de Jupiter, les orgueilleux auteurs de formes brèves se croient sortis de sa main et tiennent, comme eux, leur attribut à la main : le zigzag.»
Pour aller plus loin :
Dans la même rubrique
Nos newsletters




Les plus lus
Jeanne d’Arc devant la caméra de Robert Bresson, l’écrivaine et académicienne s’est éteinte mardi 1er juillet à 84 ans. Notre hommage, par Philippe Lançon
Commentaires
Enregistrer un commentaire