Michel Bouquet avait les yeux sombres et pourtant incandescents. Comme une façon de figurer l’acteur paradoxal qu’il était, à la fois doux et inquiétant. Amoureux des grands textes, on l’a vu au théâtre avec Vilar, Anouilh ou Régy, au cinéma chez Truffaut, Chabrol, Boisset, Corneau, et bien sûr Fontaine et Guédiguian avec qui il rafle ses deux César du meilleur acteur. Il s’est éteint à 96 ans, dont plus de 75 passés sur les planches ou sous les projecteurs. Notre sélection de programmes pour redécouvrir ce comédien total.
entretien du 18 décembre 2006 avec Michel Bouquet, mort le 13 avril 2022, à Paris. « Il faut toujours essayer d’approcher le plus possible des secrets d’écriture de l’auteur, y compris ce qui lui a échappé à lui-même. Quand je joue, je relis la pièce tous les jours, souvent à haute voix. Si je lis L’Avare, je ne me rends pas compte, au départ, de ce qu’est Harpagon, (…) ça ne peut pas venir tout seul. Si on actionne la pièce avant qu’elle ne s’actionne, on la tue : les réflexions sur le personnage sont avant tout des réflexions sur la manière dont la pièce est faite. C’est pour cela que ce métier d’acteur est un métier de responsabilité : un métier d’interprète, pas de créateur. « Ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. »
L’idéal serait que le comédien ne crée pas, qu’il ne crée rien, qu’il soit la victime. Dans les rôles que j’ai pu jouer très bien, j’étais une victime déconfite, à jeter au rebut : Pozzo, par exemple, dans En attendant Godot. Otomar Krejca, le metteur en scène, m’avait beaucoup aidé : il ne disait rien directement. La plupart des metteurs en scène parlent trop de la chose que l’on est en train de faire, et tuent ainsi toute possibilité de miracle avec le rôle. Parce que la psychologie n’est que la première marche de l’escalier qui mène au personnage. Comme dans Paradoxe sur le comédien de Diderot, ce que je recherche, c’est que le personnage parle à travers moi, que ce soit lui qui commande. Me dise : ne mets pas ton bras là, ne fais pas ceci, etc. Là, cela devient intéressant parce que c’est aussi tout ce qui échappe à l’acteur qui est le plus important, plus important que ce qu’il montre consciemment : on n’est pas maître du jeu, on n’est pas maître de soi. C’est tout ce qui échappe à l’acteur qui fait le grand acteur. Parce que, dans ce cas, le personnage gouverne. Les personnages que l’on gouverne trop ne sont pas bons… Aller au plus profondC’est étrange, parce qu’on se laisse gouverner par un personnage qui est purement fictif, et par l’auteur, qui ne l’est pas, lui. Mais qui souvent est mort. Par ailleurs, la part de secret que l’auteur contient est secrète pour lui aussi. Et c’est là que ces deux secrets peuvent se mélanger, peut-être. On ne sait jamais exactement ce qui se passe. A force de frapper à la porte du personnage et de l’auteur, celle-ci finit par s’ouvrir un peu… Dans ce fait de regarder de l’autre côté, d’entrouvrir la porte, il y a quelque chose de sacré. C’est très émouvant. J’aime ce métier par-dessus tout parce qu’il permet d’être lucide sur autre chose que soi. La plupart des gens se regardent eux-mêmes tout le temps. L’acteur a le privilège de pouvoir regarder d’autres que soi. Autant que l’auteur, mais autrement. Quand on est un comédien qui pratique le « je est un autre », on a souvent le sentiment d’une perte d’identité personnelle. Du coup, je ne reste jamais longtemps sans jouer. Je prends un autre personnage. Un autre autre. J’ai toujours des fers au feu. C’est un beau métier, parce qu’il va à la fois au plus profond de la vie, et à la surface. Ce qui est très dur, c’est quand la représentation s’arrête. Je le vis très mal. De plus en plus. La fête s’arrête. Tout ce qu’on a mis dans la représentation est perdu à jamais, et n’a pas été vécu. A été vécu fictivement. Il y a des descentes d’ascenseur épouvantables. C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. « C’est un drôle de métier, difficile, dangereux. On le fait parce qu’on a du mal avec la vie, mais à force de le faire, on est encore moins capable de vivre sa propre vie. »
Il faut réinventer presque tout chaque soir, avec le personnage, bien sûr. Repartir de zéro. C’est pour cela que ce métier a été aussi longtemps scandaleux, réprouvé par l’Eglise. Parce que c’est absolument outrecuidant par rapport à la vie : donner une place de réalité à une fiction, et faire cela tous les soirs. Ce qui rend le théâtre irremplaçable, c’est qu’il est la meilleure façon d’apprendre ce qu’est l’homme – en se divertissant. Et pour chacun très intimement, très personnellement. Le théâtre, c’est un ensemble d’individus qui se rassemblent tout à coup dans un rire, puis se séparent à nouveau. Réunis par cet artifice qui n’en est plus un, puisqu’il est incarné par la personne humaine – l’acteur. » Propos recueillis par Fabienne Darge
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