Rétro 2022

Les décès marquants de l’année 2022 : Elizabeth II, Godard, Soulages, Vitti, Ulliel...

Avec Sempé, le Petit Nicolas a perdu son deuxième papa. Mais pas que. Les disparus de l’année à hauteur d’enfant.

Ce matin, maman m’a sorti du lit, je voulais pas, dehors il fait froid. Elle m’a dit : «Allez, lève-toi, tu vas être en retard pour l’école.» Je trouve que c’est quand même une drôle d’idée d’aller à l’école quand il fait -100°C. Mettre le nez dehors, c’est risquer de disparaître comme les dinosaures d’Yves Coppens (22 juin). Vous avez déjà vu un tyrannosaure au nez congelé ? Non. C’est bien la preuve que c’est dangereux.

Franchement, c’est plutôt un jour à rester sous la couette, à lire ma BD préférée, Valérian et Laureline, de Jean-Claude Mézières (23 janvier). Deux aventuriers traversent le temps et l’espace pour sauver la planète Terre, c’est sensass. J’aime bien aussi les racontars de Jean Teulé (18 octobre), surtout le Magasin des suicides, où des gens viennent acheter de quoi passer de vie à trépas, parce que la mort, ça fait peur, ça rend triste, mais on peut en rire.

La saga paysanne de Claude Michelet (26 mai) traîne au pied de mon lit. Quand j’ai lu Des grives aux loups, je courais dans toutes les pièces de l’appartement en hurlant «aouhhh, aouhhh, aouhhh», ce qui a mis en colère papa, surtout quand j’ai renversé toute sa collection de CD, Monnette Sudler (21 août), Pharoah Sanders (24 septembre), Coolio (28 septembre), Mimi Parker (5 novembre), Orlando Julius (15 avril), Radu Lupu (17 avril), Arno (23 avril), Dani (18 juillet). Heureusement, je n’avais pas abîmé ses livres, ceux édités par Pierre Belfond (24 mai) ou les œuvres de Linda Lê (9 mai), Michel Vinaver (1er mai), Yvonne Baby (3 août), Javier Marias (11 septembre), Patrick Kéchichian (18 octobre), Jacques Abeille (23 janvier). Là, mes oreilles auraient drôlement bourdonné.

Maman, elle préfère les philosophes qui font des grandes phrases sur des vieux Grecs qui sont amoureux, comme Jean-Louis Schefer (7 juin) ou Marcel Conche (27 février), alors que tout le monde sait que l’amour, c’est dégoûtant, surtout avec une fille. L’autre jour, pendant la récré, j’ai vu Alceste et Marie-Edwidge. Ils se bécotaient derrière le marronnier, on aurait dit Gaspard Ulliel (19 janvier) et Charlbi Dean (29 août) s’ils avaient tourné ensemble. J’ai recraché ma Pom’pote. A table, le soir, j’ai dit que ça devrait être interdit, et maman, elle m’a grondé. Elle m’a dit que je savais pas la chance que j’ai, qu’il y a plein de pays où on n’a pas le droit d’être amoureux de qui on veut ou même s’habiller comme on veut. En Iran, elle m’a raconté qu’une femme avait été tuée, Mahsa Amini (16 septembre), pour avoir montré ses cheveux. J’ai répondu, c’est pas vrai, c’est pas possible, comment tu peux savoir ça ? C’était passé à la télé, dans l’émission qui était présentée avant par Jean-Pierre Pernaut (2 mars) et qui parlait souvent du Corse Yvan Colonna (21 mars). Alors j’ai pleuré et je me suis excusé. En ce moment, je préfère l’Ile aux enfants de Christophe Izard (31 juillet), je n’aime pas trop regarder le journal, les nouvelles sont trop mauvaises. Il y a trop de morts, des politiques d’ailleurs et d’ici Madeleine Albright (23 mars), Shinzo Abe (8 juillet), Mikhaïl Gorbatchev (30 août), Jiang Zemin (30 novembre), Alain Krivine (12 mars), Bernard Pons (27 avril), Michel Delebarre (9 avril), Olivier Léonhardt (2 février), David Sassoli (11 janvier). Surtout, l’Ukraine me désespère, avec tous ces soldats, tous ces civils, tous ces innocents, souvent inconnus, parfois non, le cinéaste Mantas Kvedaravicius (2 avril), le journaliste Frédéric Leclerc-Imhoff (30 mai). Je suis trop jeune pour connaître les noms de Boutcha ou Marioupol, et pourtant je ne les oublierai pas.

Quand je sors de mon lit, je prépare mon cartable, avec des ouvrages de Michel Pinçon (26 septembre), pour combattre la bourgeoisie, de Jacques Rougerie (22 mars) pour libérer Paris, de Paul Veyne (29 septembre) parce qu’il parle des Romains aussi bien qu’Astérix, de James Lovelock (26 juillet) et de Bruno Latour (9 octobre). Le chercheur m’apprend des mots bizarres, comme anthropocène, une histoire de la planète Terre qui se réchauffe à cause de l’homme (ce qui me fait un peu douter, il fait trop froid aujourd’hui, mais maman me dit de pas être climatosceptique, encore un nouveau mot). Avec mon bol de céréales, j’aime bien la regarder s’habiller, elle est toujours très chic, avec ses écharpes Issey Miyake (5 août) et ses robes Thierry Mugler (23 janvier) ou Vivienne Westwood (29 décembre). Elle éclipse la beauté de Monica Vitti (2 février). Papa, il porte des costumes Nino Cerruti (15 janvier). Moi, je préférais aller à Camaïeu, avant que ça ferme. C’était le premier magasin dans ma rue, à côté d’un graph de Miss Tic (22 mai). Il a été remplacé par une agence de voyages spécialisée dans l’Inde, je le sais parce qu’ils ont une photo du Taj Mahal et des livres de Dominique Lapierre (2 décembre) dans la vitrine. Avec les copains, Clotaire et Rufus, on aime bien traîner sur le chemin, se donner des coups de cartable pour s’amuser, et flâner devant les boutiques. Il y a une jolie librairie, avec des livres que j’ai pas lu parce que je suis pas un intello : Avraham B Yehoshua (14 juin), Hilary Mantel (22 septembre), Jim Nisbet (28 septembre).

Le cinéma d’art et d’essai à côté me botte vachement plus. On passe sous le tourniquet, et le vendeur, il a une drôle de tête, il ressemble à Igor Bogdanoff (3 janvier), il ne nous voit pas. J’y ai vu des films drôlement bien, pas toujours de mon âge. On a fait la liste, avec Agnan, le chouchou de la maîtresse, parce qu’il a une bonne mémoire : Wolfgang Petersen (12 août), Peter Bogdanovich (6 janvier), Jean-Jacques Beneix (13 janvier), Ivan Reitman (12 février), Shinji Aoyama (21 mars), Robert Manthoulis (21 avril), Just Jaeckin (6 septembre), Alain Tanner (11 septembre), Jean-Marie Straub (20 novembre), Bob Rafelson (23 juillet), Mike Hodges (17 décembre). Mes préférés, c’est ceux de Jacques Perrin (21 avril) et surtout de Jean-Luc Godard (13 septembre). Il me fait trop rire avec son gros cigare et ses cheveux en bataille. Notre voisin, il est journaliste. Sur le perron de sa porte, il a dit que c’était très grave quand il est mort. Il est monté sur la table de son salon dans lequel il a des imitations de tableaux de Hervé Télémaque (10 novembre) et Dmitri Vrubel (14 août), et il a déclamé : «Son nom, son œuvre se rattachent à la cosmogonie de la modernité, à la fois galaxie saturée de planètes brillantes, fertiles, riches encore de tout le bouillonnement de vie dont elles étaient nées et gigantesque trou noir où s’anéantissent en un vorace tourbillon d’antimatière critique les idées, les slogans, les ruptures, les désirs, les projets, la mythologie et ses revers. Godard proche, Godard monstre, génie et démon.» J’ai rien compris mais depuis avec mes copains quand on joue pas aux petits soldats dans la cour de récré, on joue à Jean-Luc Godard, on hurle «Godard proche !» «Godard monstre !» «Godard génie !» et «Godard démon !» en grimpant sur les bancs jusqu’à être à bout de souffle.

Dans le couloir du cinéma, pleins d’affiches d’actrices et d’acteurs célèbres sont accrochées : Jean-Louis Trintignant (17 juin) – qu’il est beau !, dit maman – regarde Ray Liotta (26 mai) et James Caan (6 juillet) avec leurs airs de mafieux, Sacheen Littlefeather (2 octobre), Angela Lansbury (11 octobre), Irène Cara (25 novembre), Sidney Poitier (6 janvier) et Anne Heche (11 août) débattent de leurs combats tandis que Mylène Demongeot (1er décembre), Irène Papas (14 septembre), Louise Fletcher (24 septembre) et Charlotte Valandrey (13 juillet) s’échangent des souvenirs d’Hollywood et du cinéma européen. Dans les haut-parleurs, le caissier diffuse la musique de Grease, que papa adore, avec Olivia Newton-John (8 août). Un jour, je serai comédien moi aussi, je jouerai au théâtre des pièces mis en scène à la manière de Peter Brook (2 juillet) et je m’inspirerai de Michel Bouquet (13 avril) et André Wilms (9 février).

Eudes, mon copain, il est bagarreur et il aime bien faire du sport. Sur le chemin, il ramène toujours un ballon, on se prend pour Sinisa Mihajlovic (16 décembre) au coup franc, Fernando Chalana (10 août) ou Pelé (29 décembre). Parfois, on joue au basket, et moi j’imite Bill Russel (31 juillet). Tonton Eugène m’a montré des vieilles vidéos de lui quand il traîne à l’appartement après avoir passé la nuit chez Régine (1er mai). On est maladroit, on fait pas attention. L’autre jour on a tiré sur le kiosque à journaux, ça a fait tomber le poster d’Elizabeth II (8 septembre) du marchand, il était pas content. Papa, il a pleuré quand il a regardé les funérailles de la reine d’Angleterre. Maman, elle trouve qu’on en fait trop sur une monarque d’un autre pays. On vit en république, elle râle. Elle dit que ça aurait été plus important de parler de Hebe de Bonafini (20 novembre) pour ne pas oublier le combat des mères argentines de la place de Mai ou d’Elie Buzyn (23 mai) pour ne pas oublier Auschwitz (c’est en Pologne, là où des Juifs comme les grands-parents de mon copain Joachim ont été assassinés).

Je vous raconte tout ça, et, pendant ce temps-là, on passe devant le psy de Louisette, un disciple de Michel Schneider (21 juillet) qui a un cabinet dans un bâtiment monumental néoclassique construit par Ricardo Bofill (14 janvier). Agnan, lui, s’est arrêté devant la salle de concerts. Il fait de la musique, il adorerait y jouer un jour comme Ronnie Spector (12 janvier), Meat Loaf (20 janvier), Elza Soares (20 janvier), Betty Davis (9 février), Vangelis (17 mai), Jerry Lee Lewis (28 octobre), Loretta Lynn (4 octobre), Lamont Dozier (8 août), Teresa Berganza (13 mai), Jaimie Branch (39 ans) ou Terry Hall (18 décembre). Son instrument préféré, c’est la batterie, il joue les sons de Taylor Hawkins (25 mars), le gars fendard des Foo Fighters. Moi, je suis pas trop musique, je préfère aller regarder les photos du musée à côté, qui ressemble au Jeu de Paume de Régis Durand (25 août) et qui parfois expose le long des grilles. J’ai découvert comme ça Letizia Battaglia (13 avril), ses images d’enfants en Italie. Ou Jeffrey Silverthorne (4 juin), William Klein (10 septembre) et Olivier Metzger (2 novembre) qui faisait des portraits du tonnerre. J’ai pas trop su quoi penser du travail d’Irina Ionesco (25 juillet) : ça m’a mis mal à l’aise.

Récemment, en bas de ma rue, un journal s’est installé, c’est en papier, papa le lit, mais c’est sur Internet aussi. Libération, ça s’appelle, la façade est rouge. Des gens connus y ont travaillé, Béatrice Vallaeys (19 juin), Marc Kravetz (28 octobre), Christophe Forcari (29 décembre), Azar Khalatbari (15 avril), Serge Livrozet (29 novembre). J’ai regardé les ouvriers et les déménageurs installer tout jusqu’au dernier moment, c’était un sacré boulot. A l’édition, ils ont dit qu’ils avaient gardé un bureau pour Bénédicte Mauduech (19 juillet). Ils ont rigolé en disant qu’elle était si grande qu’elle aurait râlé contre la hauteur de plafond au premier. C’était leur amie, elle leur manque. J’ai pleuré, encore.

Devant le portail de l’école, le surveillant le Bouillon crie parce qu’on est en retard et je ralentis le pas. J’ai un grand vide en moi, ça devient tout noir comme un tableau de Pierre Soulages (25 octobre) dans mon cœur. Je sens qu’il me manque un de mes deux créateurs, le bougon qui dessine. Déjà que j’avais perdu l’autre beaucoup trop tôt. Je me retourne et je le vois, Sempé (11 août), m’observer au-dessus de mon épaule, d’un regard bienveillant. Je sais qu’il sera toujours là, avec moi. «Allez, Nicolas, dépêche-toi», dit la maîtresse. Je lui fais un grand sourire, la vie continue.

Vie et mort de 10 des disparus de l’année 2022

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