RECIT. Sarah Bernhardt, la bonne dame de Belle-Île

Le 26 mars 1923, il y a cent ans, la « Voix d’or » s’éteint à Paris. Sens dessus dessous, la France pleure son idole disparue. Mais à Belle-Île-en-Mer où Sarah a passé tant d’étés enchantés, l’émotion est toute particulière. Sa célèbre « dame blanche » ne paraîtra plus au large du Palais.

Sarah Bernhardt et Belle-Île, une longue et belle histoire d’amour, vue par le dessinateur Christian Papazoglakis pour Ouest-France.
CHRISTIAN PAPAZOGLAKISVoir en plecr

 À la pointe des Poulains, en Sauzon, dans un pli de terrain, se cache une redoute écrasée et comme protégée par les rochers abrupts qu’elle était destinée à défendre. Vers 1894, ce fortin se drapa plus étroitement encore dans ses formes blanches ; il abritait Sarah Bernhardt.  ​Quand paraissent ces quelques lignes dans L’Ouest-Eclair (l’ancêtre d’Ouest-France), près de dix jours ont passé depuis l’annonce de la mort de la grande tragédienne, au soir du 26 mars 1923, à Paris. Mais, le journaliste en est témoin, à plusieurs centaines de kilomètres du cimetière du Père-Lachaise où repose Sarah, Belle-Île-en-Mer (Morbihan) est encore sous le coup de l’émotion.

Coup de foudre à la pointe des Poulains

Belle-Île et Sarah Bernhardt, c’est une très belle histoire qui commence au milieu des années 1890, grâce au peintre Georges Clairin. Quelques pas ont suffi à la tragédienne qui aimait  les grands horizons ​, pour tomber éperdument amoureuse de « l’île bien nommée ».

Émerveillée par la beauté des paysages, de la lande et des genêts, des « rocs aigus » de la côte sauvage, elle s’éprend, à la pointe des Poulains, d’un  vieux fortin abandonné, noir et triste, enveloppé de l’incessant fracas de la mer rugissante ​. Quel plus beau décor pour une tragédienne à la fantaisie déjà légendaire ? Elle l’achète,  sans marchander ​, pour 3 000 francs. Une bouchée de pain pour une vedette de son rang.

Le fortin de Sarah Bernhardt à Belle-Île-en-Mer. | COLL. PARTICULIÈRE

Si Sarah se sent si bien en Bretagne, c’est peut-être que la région lui est familière. Car la grande vedette parisienne, la Divine que le monde entier s’arrache, a passé les quatre premières années de sa vie dans le Finistère. Judith, sa mère, ne l’a jamais aimée, explique Hélène Tierchant, auteure normande de Sarah Bernhardt, scandaleuse et indomptable, tout récemment paru aux éditions Tallandier. ​Peu après sa naissance, elle a envoyé Sarah chez une nourrice, comme on le faisait à l’époque, dans la région de Quimperlé, pour pouvoir mener une carrière de courtisane de plus en plus huppée. Mais elle l’a oubliée là-bas ! Sarah raconte, dans ses mémoires, que jusqu’à ses quatre ans, elle n’a parlé que le breton. 

Hélène Tierchant, auteure de « Sarah Bernhardt, scandaleuse et indomptable », paru chez Tallandier. | TALLANDIER

La belle vie à Belle-Île

À Belle-Île, la tragédienne venait profiter des  lentes heures de l’été » comme l’a joliment souligné L’Ouest-Eclair​On peut imaginer la joie de la « superstar » à l’idée de lâcher un moment les longues et éprouvantes tournées à travers le monde, tout comme le plaisir des Bellilois de voir débarquer « leur » vedette toujours de blanc vêtue.  Son arrivée constitue une attraction que ne rateraient pour rien au monde les gens du cru, écrit Hélène Tierchant. ​Lorsqu’apparaît en haut de la passerelle du vapeur la star, emmitouflée de blanches fourrures quel que soit le temps, des applaudissements fusent.  ​Une fois Sarah arrivée au petit fort de la pointe des Poulains, on hissait haut sa bannière portant sa devise : « Quand même ! ».

Sarah Bernhardt et Coquelin Aîné dans L’Aiglon, photographiés par Joseph Byron, très probablement en novembre 1900 à New York, États-Unis. À Belle-Île, la vedette trouvait le repos après de très longues tournées internationales. | LIBRARY OF CONGRESS

Le petit fort n’est pas l’unique propriété belliloise de Sarah Bernhardt qui, année après année, a enrichi son patrimoine. Les petites annonces de L’Ouest-Eclair au moment de la vente de ses propriétés vont nous servir d’inventaire. On y trouve le château de Penhoet, avec environ 50 000 m2 de terrains, maison de garde avec garage, poulailler, clapier, etc. ; le célèbre fortin ; les Villas Clairin, Lysianne et des Cinq parties du monde (qui accueille aujourd’hui l’Espace muséographique Sarah-Bernhardt) ; un pavillon (ancien atelier de Sarah) ; une ferme et ses 30 hectares de terrain et enfin 50 000 m² de terrains face à la mer, pour construction de villas (prix à partir de 0 fr. 25 le mètre carré).

En 1904, Georges Bourdon du magazine Femina rend visite à Sarah Bernhardt à Belle-Île-en-Mer. Son reportage est publié dans le n° 85 de la revue. | COLL. PARTICULIÈRE

En préface du livre Sarah Bernhardt : trente ans de passion pour Belle-Île-en-Mer de Jean Dupont-Nivet, paru en 1973, Lysiane Sarah-Bernhardt se souvenait, avec bonheur, de ces jours heureux passés sur l’île bretonne, en compagnie de sa grand-mère.  Elle y  faisait de la sculpture, préparait des conférences, apprenait des rôles, jouait aux dominos en trichant un peu, battait le lait pour en faire ce délicieux beurre salé, préparait des cornichons avec d’invraisemblables ingrédients, inventait des plats… Elle appelait ça se reposer. 

« Je m’y repose en me fatiguant »

Dans le numéro du 1er août 1904 de la revue Femina, Georges Bourdon (qui a rendu visite à Sarah Bernhardt l’année précédente à la pointe des Poulains) publie dans son reportage une lettre de Sarah aux lectrices et lecteurs du magazine. Elle y raconte à quoi ressemblent ses journées sur l’île bretonne.  Vous voulez savoir ce que je fais à Belle-Isle ? écrit-elle. Je m’y repose. Je m’y repose en me fatiguant. Je mène à Paris, vous le savez bien, une vie paradoxale. Il faut bien respirer tout de même ! Et la même destinée qui m’a faite la servante d’un art où le cerveau, le cœur, la sensibilité, l’intelligence sont seuls à travailler m’a donné aussi un goût, un besoin, une fureur de mouvement physique. Comment concilier cela ? Je ne le concilie pas, mais je vais à Belle-Isle. 

Le jeune musicien Reynaldo Hahn a, lui aussi, raconté ces moments inoubliables passés au fortin des Poulains, les baignades de Sarah Bernhardt et ses parties de pêche à la crevette en robe Jacques Doucet… Mais laissons la Divine faire le récit d’une journée belliloise, comme elle l’a écrit à Femina.  Vous m’avez demandé l’emploi de mes jours. Le voici, sec comme un procès-verbal. Quelque temps qu’il fasse, je me lève de bonne heure, entre 5 et 6 heures. Tout de suite, chasse. À huit heures, je rentre. Je pose mon fusil et je vais pêcher la crevette. Je reviens de la pêche à 11 heures. Alors c’est le bain, la toilette et à midi et demi, le déjeuner. Après le déjeuner, sieste. Puis, travail. Dans l’atelier que j’ai fait construire, face au fort, chacun a son coin ; moi, je lis des manuscrits, je repasse ou j’apprends des rôles, ou je fais de la sculpture. À 5 heures, nous allons au tennis. Ensuite, nous dînons. Ensuite, on fait de la musique. Ensuite, on se couche. Ensuite, on recommence. 

Le n° 85 du magazine Femina a consacré une double page à Sarah Bernhardt et à ses séjours à Belle-Île-en-Mer. | COLL. PARTICULIÈRE

À la pointe des Poulains, la Divine recevait aussi beaucoup.  Il y avait les fidèles : Georges Clairin, Louise Abbema, Reynaldo Hahn, son fils Maurice avec son épouse et leurs deux filles, rappelle Hélène Tierchant. ​Et puis, défilaient par groupes, pendant quinze jours ou trois semaines chacun, une série de personnages :ses amis, ses auteurs et des comédiens, comme Victorien Sardou, par exemple. 

Mais l’une des visites les plus sensationnelles est, sans doute, celle du roi d’Angleterre.  Sarah avait décidé de faire tailler des marches dans la falaise pour atteindre plus facilement la plage des Poulains, poursuit l’auteure de Sarah Bernhardt, scandaleuse et indomptable. ​Le maire lui a dit que c’était un grand danger en cas de débarquement anglais. Et effectivement, un Anglais a débarqué, un jour. C’était le roi Édouard VII, avec qui elle avait eu une liaison, qui avait profité du passage yacht de la Couronne pour venir la voir et lui offrir deux grands fauteuils de cuir . Ce jour-là, à Belle-Île, on a compris que   l’Entente cordiale  n’était pas un vain mot ! 

La Bretagne, muse de Sarah

À Belle-Île, Sarah trouve enfin le temps de s’adonner à deux de ses grandes passions, la peinture et la sculpture, pour lesquelles elle avait très vite montré d’excellentes dispositions.  Sarah Bernhardt aurait aimé aller aux Beaux-arts, reprend Hélène Tierchant. ​Mais ils n’étaient pas ouverts aux femmes à la fin du XIXᵉ siècle. Le duc de Morny qui fréquentait le salon de sa mère et qui l’avait prise sous son aile, lui a donc payé des cours dans une académie privée. À 16 ans, son tableau Hiver aux Champs-Élysées avait obtenu un prix. Elle n’a jamais abandonné la peinture. Elle a fait beaucoup de paysages de Belle-Île, bien dans le goût Art Nouveau. L’exposition qui va ouvrir au Petit Palais (1) présentera aussi de ses remarquables sculptures dont beaucoup ont été inspirées par la Bretagne qu’elle admirait tant. 

Sarah Bernhardt, « notre grande tragédienne », à la Une du Dimanche illustré. Exemplaire dédicacé par la vedette. | COLL. PARTICULIÈRE

La dame qui offrait du pain aux vagues

Vers 1876, Sarah Bernhardt réalise une importante sculpture semblant représenter la Vierge, le corps de son fils sur ses genoux. Sous ses airs de pietà, l’œuvre raconte une tout autre histoire, une nouvelle fois liée à la Bretagne.  Dans ses mémoires, elle raconte qu’au cours d’un séjour à la pointe du Raz, elle voyait le soir une vieille Bretonne couverte d’une cape brune qui jetait du pain aux vagues dans la Baie des Trépassés, explique l’auteure normande. ​Elle a demandé qui était cette femme et on lui a dit que c’était une paysanne qui avait perdu deux fils à la guerre et trois en mer. Elle avait un petit-fils qu’elle voulait élever comme un paysan et surtout pas comme un marin. Mais il avait la mer dans le sang. Un jour, il est allé sur la plage. Il est monté dans une barque et n’est jamais revenu. Depuis, la vieille femme donnait du pain aux vagues pour qu’elles le portent à son petit-fils ​. L’original en marbre blanc de cette grande œuvre intitulée Après la tempête, est conservé au National Museum of Women in the Arts de Washington.

Sarah Bernhardt, « Après la tempête » (After the Storm), ca. 1876. Grande sculpture en marbre blanc représentant une femme âgée assise berçant le corps d’un jeune garçon dont elle porte le corps inerte sur ses genoux. Les jambes du garçon sont emmêlées dans un filet de pêcheur tandis que les vagues viennent s’écraser aux pieds de la femme. | NATIONAL MUSEUM OF WOMEN IN THE ARTS, GIFT OF WALLACE AND WILHELMINA HOLLADAY

La bonne dame de Belle-Île

Sarah, c’était aussi la bonne dame de Belle-Île, toujours prête à faire le bien.  Son cœur libéré des émotions de la scène, étendit bientôt son affection sur toute la population de travailleurs qui l’entourait ​, poursuit L’Ouest-Eclair, la larme au stylo avant de détailler les bonnes actions de la vedette.  Elle contribua à l’ornementation de l’église neuve de Sauzon ; elle participa de ses deniers aux travaux de la municipalité. Les marins pêcheurs dont les bateaux légers, aux voiles roses, passaient, en les égayant, dans ses matins dorés, eurent dans ses préoccupations une place privilégiée : soirée de gala en leur faveur au moment de la crise sardinière, contribution pécuniaire au projet de construction d’un Abri des Marins, etc. 

Lettre autographe de Sarah Bernhardt à un courtisan, signé Sarah. Elle a collé une petite photo d’elle. Son papier à lettre porte sa devise : « Quand même ! ». | COLL. PARTICULIÈRE

Les exemples de la générosité de Sarah Bernhardt envers les Bretons ne manquent pas. Le 24 février 1903, L’Ouest-Eclair écrit encore :  Mme Sarah Bernhardt a décidé de donner la répétition générale de Werther, de M. Pierre Decourcelle, au bénéfice des pêcheurs bretons en laissant le prix des places à la générosité du public​Le produit de la représentation sera versé aux pêcheurs morbihannais exclusivement. 

L’appel du 10 octobre 1922

Sarah n’hésite pas à mettre sa notoriété au service des marins de Belle-Île quand la situation l’exige. L’exemple le plus marquant est peut-être son appel d’octobre 1922, après le raz de marée qui a brisé six barques dans les ports de Ster Vraz et Ster Wen. Après avoir assuré au maire qu’elle allait faire l’impossible pour nos pêcheurs », ​elle écrit en effet une très belle lettre que Le Figaro et Le Gaulois reproduisent en première page le 10 octobre.

 C’était un jour radieux, écrit Sarah. ​La mer calme et bleue balançait les lourdes barques prêtes à partir pour la pêche, et cette pêche est – quand elle est fructueuse – la fortune pour un mois. C’est le pain, la soupe, la blouse neuve, la gaieté, la vie ! Ils sont là, les patrons et leurs, hommes d’équipe Louis Quenautin, un jeune père de neuf enfants dont l’aîné a treize ans, embrasse sa femme qui nourrit le dernier petit. Un cri « Arrière les gars, arrière la marmaille ! » Tous reculent, les yeux horrifiés, car la mer bouillonne, monte et jette sa brutale emprise sur les petites vallées fleuries et emporte, dans sa vertigineuse retraite, les barques, les engins, les casiers. Les barques se brisent contre les rochers, les jolis filets bleus se déchiquettent et les lourdes voiles roses et brunes sont tordues. Toute la fortune de ces six équipages est réduite à néant. 

La Divine fait appel à la générosité des lecteurs des deux journaux et montre l’exemple en donnant 500 francs, imitée, pour la même somme, par Le Figaro. Selon L’Ouest-Eclair, les listes de souscriptions du Figaro et du Gaulois ont atteint 8 000 francs.

La santé de Madame Sarah

Au milieu du mois d’août 1903, Sarah est  prise d’un « coup de fouet  dans la jambe en jouant au Iawn-tennis dans son petit fort de la pointe des Poulains ​, écrit L’Ouest-Eclair avant de rassurer ses admirateurs :  La blessure est en bonne voie de guérison et dans peu de jours l’illustre artiste pourra reprendre le cours de ses occupations ​.

Dans le n° 85 du magazine Femina, Sarah Bernhardt est prise en photo lors d’une partie de tennis (que l’on appelait aussi « lawn-tennis » à l’époque), « un des sports favoris de la grande tragédienne » souligne la revue. | COLL. PARTICULIÈRE

Si la santé de Sarah inquiète régulièrement la presse, sa petite taille et sa silhouette fluette font la joie des humoristes. On s’en raconte de bien bonnes sous la IIIe République au sujet de Sarah Bernhardt. C’est le lot des grandes vedettes…  Sarah Bernhardt, c’est le sec plus ultra​ »,  Sarah Bernhardt, inspirée par le télégraphe, a trouvé une devise qui donne son poids : Telle est gramme !  ​ou encore  Sarah Bernhardt se mettant au bain : un coup d’épée dans l’eau ​.

Recueil de petites plaisanteries au sujet de Sarah Bernhardt, publié dans « Le journal des convalescents », en 1880. | LE JOURNAL DES CONVALESCENTS

En réalité, depuis la fin des années 1890, Sarah est atteinte de tuberculose osseuse qui la mènera à une amputation de la jambe.  Les infiltrations, les bains de boue, les bains d’algues à Belle-Ile ne faisant plus rien, à la suite d’un plâtrage malheureux qui lui laisse une gangrène, elle décide de se faire amputer en 1915 ​.



Des larmes et des fleurs pour Sarah

Le 27 mars 1923, L’Ouest-Eclair se fait le relais de la tristesse des Bretons et plus particulièrement des habitants de Belle-Île depuis la mort de Sarah Bernhardt.  Les Bretons qui savent aimer qui les aiment, lui ont voué, à juste titre, une tendresse un peu particulière et c’est une consolation à sa perte de penser que le souvenir ému de sa grande charité ne durera pas « chez nous » moins longtemps que la gloire de son art si noble et si français ​, écrit le journaliste.

Le Conseil départemental du Morbihan, la commune de Belle-Île, les habitants… Tous ont rendu de vibrants hommages à « leur » Sarah. Mais, laissons le mot de la fin au Syndicat d’initiative et à son télégramme envoyé à Maurice Bernhardt :  Vous présentons sentiments sincères de condoléances occasion décès de Mme Sarah Bernhardt et de votre deuil vivement ressenti par population belliloise. Faisons partir fleurs du pays qu’elle a aimé. Signé : Syndicat d’Initiative ».

(1) L’exposition Sarah Bernhardt, et la femme créa la star , se tiendra au Petit Palais, à Paris, du 14 avril au 27 août 2023.

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