16 NOVEMBRE 1978

Manureva, « l'oiseau du voyage ».




Il y a 43 ans, Alain Colas et son Manureva perdus à jamais.

Il y a 43 ans, Alain Colas, à bord de son bateau Manureva, disparaissait en mer alors qu'il naviguait en tête de la première édition de la Route du Rhum.








Une liaison radio et puis plus rien... Il y a 43 ans, Alain Colas, à bord de son bateau Manureva, disparaissait en mer alors qu'il naviguait en tête de la première édition de la Route du Rhum. Un marin, une chanson et une légende à jamais. C'est au large des Açores et au coeur de la tempête qu'Alain Colas a dit ses derniers mots, le 16 novembre 1978, après 11 jours de mer: "Je suis dans l'œil du cyclone. Il n'y a plus de ciel, tout est amalgame d'éléments, il y a des montagnes d'eau autour de moi". Alain Colas n'a jamais été retrouvé. Ni son bateau Manureva (qui signifie "Oiseau des îles" en tahitien). Ce drame de la mer a provoqué une émotion si forte que le marin visionnaire est entré dans la légende, lui qui a écrit les premières et belles pages de la course au large française avec son mentor Eric Tabarly, disparu en mer il y a 20 ans. Alain Colas avait 35 ans, une femme et 3 enfants. Teura, sa veuve, vit chaque jour avec cette disparition. Leur fille Vaimiti avait 4 ans quand le navigateur a disparu. Les jumeaux, Tereva et Torea, étaient âgés de 8 mois. Ils ont aujourd'hui 40 ans.

"J'ai vécu si intensément toutes ces années, j'ai fait des dépressions, ça fait partie de ma vie. C'est mon vécu", a confié Teura Colas à l'AFP. "C'est spécial une disparition en mer, tu ne peux rien faire, tu ne le revois plus", poursuit la Tahitienne pour qui "Alain n'est pas mort, Alain a disparu corps et biens". "Les enfants souffrent énormément, ils disent: notre papa c'est un fantôme, on ne veut plus en entendre parler", dit Teura, qui, dès sa rencontre en 1971 avec Alain Colas, savait qu'il pouvait périr en mer. Mais elle aussi avait des rêves de grand large et comprenait la passion qui animait le navigateur qui n'avait pas peur. "Je lui disais souvent: 'quand tu ne seras plus là, qu'est-ce que je deviendrais ?' Il me répondait: 'tu verras le temps fait bien les choses'. La veille du départ, on s'est aimé pour la dernière fois. Il avait son petit sourire charmant au coin des lèvres", se souvient Teura. "'Reste heureuse': c'est ce qu'il m'a dit avant de partir à Saint-Malo", raconte-t-elle, avec des grands sourires et des éclats de rire. "C'est un macho-marin-skipper-gentleman. Avec ce côté anglais que j'adorais".

C'était pour lui la course de la dernière chance Depuis son accident atroce survenu en 1975, Colas, après 20 opérations chirurgicales, luttait toujours pour éviter l'amputation de son pied droit devenu complètement insensible. II luttait aussi pour rembourser les dettes contractées après son échec dans la «Transat» 1976. II avait réarmé son bateau géant «Club Méditerranée», un monstre dispendieux de 72 mètres de long pour en faire un voilier de croisière, à bord duquel il convoyait des touristes américains en Polynésie. II luttait aussi pour Teura, une Tahitienne, sa compagne, maman de Vaïmiti et de Tremu et To Rea, deux jumeaux nés au printemps dernier qui ressemblent à leur père. II luttait enfin pour lui, pour redevenir le n°1. Tous les siens étaient venus à Saint- Malo l'encourager de leur présence et de leur affection pour cette course de la revanche et de la dernière chance.

C'était le 5 novembre dernier à Saint-Malo. Dans quelques instants Alain Colas, installé dans son cockpit, va s'élancer sur l'Océan à bord de son « Manureva », un trimaran de 20 mètres de long, qui est l'ancien «Pen Duick IV» réaménagé avec lequel en 1972 il était né à la gloire en remportant la Transat en solitaire. Colas est alors confiant en dépit de sa très grave blessure au pied droit qui fait de lui un demi-infirme, car il connaît son trimaran par coeur. En plus de la Transat, il a bouclé deux tours du monde à son bord dont un en solitaire par le cap Horn. Victime du sort contraire, endetté, Alain Colas comptait beaucoup sur cette Route du Rhum pour prendre une revanche sur le destin. Le mauvais sort, encore une fois, s'est acharné sur cet homme de fer. Son absence à l'arrivée à Pointe-à-Pitre a jeté une grande ombre sur une belle course jusque-là heureuse.

Depuis le 16 novembre, depuis que sa radio a cessé d'émettre, on sait qu'Alain Colas grand vainqueur de la Transat en 1972, a perdu son formidable pari : redevenir malgré son infirmité le meilleur navigateur du monde. Aussi belle qu'elle ait été, cette Course du Rhum vers la Guadeloupe gardera le goût amer de l'angoisse, de l'atroce attente.

L'absence à Pointe-à- Pitre d'Alain Colas, héros de notre temps, étend une grande ombre sur cette aventure de mer, de solitude et de soleil. Du danger qu'il y a à courir les mers en solitaire, Colas avait dit un jour : « De même qu'en automobile le bon pilote de formule 1 est celui qui laisse la plus faible marge au hasard, le bon navigateur est celui qui aura su le mieux armer son bateau en fonction de la course et qui aura assez de sang-froid et de technique pour naviguer au plus juste. Cela dit, le danger existe toujours. Le bonheur dans la vie est de faire ce que l'on a envie de faire. Le faire sans regrets et ne jamais se retourner sur ses pas. Je ne conçois pas la vie autrement...» Le voilà bien le romantisme. Le vrai.

C'est en 1972 que Colas naît à la gloire. La nouvelle embrase toutes les «Une» des journaux du monde : huit ans après Eric Tabarly, un autre Français - et quel personnage ! - vient de gagner la «Transat », la course la plus célèbre et la plus rigoureuse du monde. II n'est pas alors de trompettes assez puissantes pour sonner la renommée de ce mince jeune homme de 29 ans, ancien coéquipier de Tabarly auquel, pour réussir son exploit, il a racheté le fameux trimaran « Pen Duick IV ». Puis, peu à peu, le silence se fait autour de Colas. II agace. On le trouve un peu trop brillant dans le monde alors volontiers taciturne des coureurs des mers. En fait, ce licencié ès-lettres n'a besoin de personne pour se faire entendre : ses conférences, ses films, son livre, il les faits seul. II parle haut et fort. Et puis ce terrien né à Clamecy, dans la Nièvre, très loin de la mer, a tout appris tellement vite… «Trop vite » disent les marins qui ne comprennent guère cette âme brûlante et vive. Pour eux, Alain Colas c'est le «barbare».

En 1965, à l'âge de 21 ans, il part pour l'Australie. Pour payer son voyage, il travaille sur un cargo et se fait embaucher comme professeur à l'université de Sydney. «J'avais envie d'être autre. Mon père, ouvrier tourneur, est devenu le patron d'une faïencerie à force de volonté. Son exemple m'a marqué. Comme lui, je voulais sortir de ma peau. De ma chambre, je voyais la baie de Sydney, une splendeur qui, durant le week-end, devenait un mur de voiles. Alors, comme je ne tenais pas en place, j'ai réussi à me faire embarquer, pour voir. C'est alors, mais alors seulement, que j'ai eu le coup de foudre pour la mer. J'avais 22 ans. »

Dès lors, tout ira très vite. Colas devient en quelques mois un as de la régate. Aussitôt, il brûle d'impatience, il veut déjà prendre le large. Signe du destin, Tabarly fait escale à Sydney et cherche des équipiers. Colas embarque avec lui pour la course Sydney-Hobart et, d'entrée de jeu, essuie son premier cyclone. II apprend à vivre ce qui va devenir sa vie. En 1968, Colas veut revenir en France, passer d'autres examens pour devenir traducteur. II arrive à Paris en mai 1968. «Je débarquais du bout du monde, j’ai été incapable de m'intéresser à ce qui se passait en France. Ça me paraissait être une tempête dans un verre d'eau. Moi, je me sentais citoyen du monde alors... je suis parti retrouver Tabarly et la mer pour toujours. »

La suite, on la connaît : traversée de l'Atlantique, et la course San Francisco - Honolulu - Los Angeles - Tahiti. Puis c'est l'achat du « Pen Duick IV », la victoire dans la Transat, le tour du monde, la gloire. Le licencié Alain Colas est devenu l'agrégé de la voile, le maître fulgurant.

L'astre Colas est à son zénith. II va brutalement décliner. Le 19 mai 1975, c'est l'imbécile et horrible accident: une chaîne d'ancre s'enroule autour de sa cheville droite. Son pied au bout de la jambe ne tient plus que par les tendons. Colas refuse l'amputation et reste six mois à l'hôpital de Nantes où il subit 20 interventions chirurgicales. II endure un martyre et participe quand même à la Transat 1976. Il est battu par Tabarly avec lequel ses rapports se sont dégradés. Fatigué et amer, son pied nécessitant des soins constants, Colas croule sous les dettes, car il a vu très grand. Trop grand. Pour rentabiliser son monstrueux bateau (72 mètres de long, 10 millions de francs), le «Club Méditerranée», il commande des travaux à Marseille. Ils seront très lourds. En outre, le 26 septembre 1977, le bateau est victime d'un grave incendie qui détruit la timonerie. On se demande alors s'il s'agit d'un acte criminel de plus dans la série d'attentats qui frappe cet été-là tout ce qui porte le nom de Club Méditerranée.

C'est la série noire. Quatre mois plus tard, tout est réparé, le bateau est transformé ; la bête de course est devenue un animal domestique apte aux promenades en mer, apte à gagner de l'argent à défaut de courses et de rêves...

Colas se loue en Polynésie aux riches Américains qu'il promène à travers les îles. II faut vivre, il vit demi-solde de la gloire une existence presque bourgeoise entre sa compagne Teura, une Tahitienne, leurs jumeaux Tremu et ToRea et Vaïmiti, la première fille de Teura. Son pied privé de toute sensibilité nerveuse lui cause toujours des soucis ; des médecins et même des amis lui conseillent de se laisser amputer pour éviter les risques d'une septicémie toujours possible. Volontaire, obstiné, Colas refuse. II parvient même, parfois, à marcher sans boiter. C'est qu'il prépare ce qu'il veut être son grand retour: la Route du Rhum. II veut en faire sa grande revanche sur le mauvais destin, sa «renaissance». Son projet soulève des objections. « Un marin solitaire ne peut être un assisté, or Colas est un assisté, son pied nécessite des soins constants», disent certains médecins. Rien n'y fait. Colas veut courir, il veut «jouer le coup». Mûri dans son orgueil rien ni personne ne l'arrêtera. Son bateau s'appelle « Manureva », « l'oiseau du voyage». En vérité, c'est l'ex- « Pen Duick IV » aménagé et rebaptisé depuis longtemps avec lequel il avait, en 1972, gagné la Transat. C'est un monumental coup de poker, un quitte ou double qui surexcite Colas. Plus que la mer, il aime la compétition, l'affrontement, le duel. On lui avait demandé : « Quelle est la qualité que vous n'aimeriez pas avoir ? » ll avait répondu du tac au tac : « Le sens de l'épargne ». Un mot qui le résume tout entier. II demeure solitaire parmi les solitaires. Mais il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes.

Alain n'est pas rentré pour Noël et sa compagne tahitienne Teura, qui lui a donné des jumeaux, vit dans une angoisse chaque jour plus insupportable. Depuis le 16 novembre, Alain Colas à bord du «Manureva» (Oiseau de voyage en tahitien) n'a plus donné signe de vie et toutes les recherches sont demeurées vaines. Sur ce document, pris au départ de Saint-Malo, Teura, qui serre Alain dans ses bras une dernière fois, ne savait pas qu'avec ce baiser échangé dans les embruns, commençait pour elle et ses enfants l'attente la plus longue d'un jour d'automne.

« II faut qu'on me le trouve. II n'a plus la maîtrise de son bateau et se laisse dériver sur l'océan, j'en suis sûre... Cet océan qui est si grand ! Oui, je suis en souci... » Dans son « faré » (maison) de Tahiti Teura attend et continue d'espérer en écoutant la radio et en feuilletant l'album des jours heureux. «Oui, j'espérais qu'il serait là pour Noël. C'est ici que tout a commencé il y a sept ans, dans ce faré qui est notre repaire. Nous l'avons d'abord allongé en terrasse, puis nous avons eu les jumeaux. II a fallu faire un boudoir sur la plage, la salle à manger, qui n'est pas finie, et enfin le faré des enfants : ma fille Vaimiti et les jumeaux Trému et To Rea. Nous marier? Oui, nous y pensions... Mais nous sommes mariés à la polynésienne. Nous sommes souvent séparés. Alain est absent six mois sur douze. II n'arrête jamais. Je suis habituée à avoir un homme qui court, au bureau ou sur la mer. Quand Alain vient ici, il ne fait rien pendant une semaine. C'est moi qui suis obligée de lui rappeler ses obligations. II a toujours une multitude de projets, certains plus ou moins fous... Nous allons de temps en temps à la pêche sur les récifs. Avant son accident, Alain adorait la pêche sous-marine. Son pied l'empêche désormais de la pratiquer aussi souvent. Mais sur la terre, il ne boite presque plus ; sur mer ou sur les récifs il se débrouille. Ici la Mer, on l'appelle Vahinité. La grande hantise du solitaire, c'est de tomber à la mer... Vahinité».

« Quand j'ai connu Alain, tout de suite je l'ai amené à la maison, dit Teura. A Tahiti quand on se plaît, rien ne vous empêche de partager tout de suite la vie de l'être aimé : il n'y a pas de tabou, pas de reproches des parents, ou de la famille, tout se fait très naturellement. Au matin de nos épousailles tahitiennes, j'ai simplement dit à ma mère : « II faut faire un café parce que je veux te présenter quelqu'un. II faut faire du café, du thé, des toasts et tout ce qu'il aime. Allez, vas-y. » On a pris le café en famille. Alain n'était pas trop dans son assiette... «Je suis très liée avec la famille d'Alain. Une famille qui est presque un clan familial. Ils s'aiment énormément et s'entraident beaucoup. Les parents d'Alain sont déjà venus deux fois nous rendre visite ici, à Tahiti. Ils m'ont mieux comprise. A Paris Alain m'emmenait derrière lui partout. II me tenait par la main et je le suivais à ses rendez-vous, ses déjeuners. Au début, je pensais trop à Tahiti, à me mettre en paréo, en maillot de bain, à aller à la mer, à manger comme j'en avais envie, à faire ce que je voulais. Mais on ne peut pas vivre comme ça. Alors, je me suis habituée. J'ai appris à aimer l'Europe. Alain écrivait peu. II m'appelait au téléphone. II y a plus d'un mois que je ne l'ai pas entendu, alors je n'arrive à rien faire. Je ne peux plus fixer mon attention, même sur mes enfants. Pourtant, ils lui ressemblent tellement. »

 * Manureva est un mot tahitien signifiant « l'oiseau du voyage » ou "l'oiseau des îles".




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