Entre ici, Joséphine

Joséphine Baker au Panthéon

Ce Mardi 30 novembre 2021, Joséphine Baker est entrée au Panthéon. Une véritable consécration pour cette américaine devenue française par amour de la liberté. Cependant, son entrée au Panthéon devrait également nous interpeller sur la situation des populations noires de France. Une situation ô combien difficile, voire parfois insurmontable.

Le calendrier n'avait pas été calé en fonction d'Eric Zemmour, mais il faut avouer que son annonce de candidature présidentielle ne pouvait que rendre plus pertinente encore l'entrée, le même jour, de Joséphine Baker au Panthéon. Lors de son discours en hommage à l'artiste, résistante, bisexuelle, féministe et antiraciste, Emmanuel Macron a bel et bien - en creux - envoyé un message à la partie de la France qui se retrouve dans les discours du polémiste multi-condamné, aux antipodes du symbole «Joséphine». Mais pas que.

Car le Président a aussi profité de l'occasion pour attaquer - toujours en creux mais en des termes transparents - ce qui fait actuellement figure de kryptonite de tout individu de droite : le wokisme. Il avait d'ailleurs prévenu de cette intention, dans un aparté avec son conseiller «mémoire» Bruno Roger-Petit, rapporté par l'Obs la semaine dernière : «Les woke français ne vont pas être contents !». À Libé, un conseiller de l'exécutif prévenait : «On dit que la campagne présidentielle se jouera sur le projet de société qu’on veut présenter aux Français. Mardi, c’est l’occasion pour Macron de dire quelle France il veut.» 

LR approuve ce message

Appliquant à la lettre son plan de jeu, le chef de l'Etat a donc salué : «Joséphine Baker ne défendait pas une couleur de peau, elle portait une certaine idée de l’homme, et militait pour la liberté de chacun. Sa cause était l’universalisme, l’unité du genre humain. L’égalité de tous avant l’identité de chacun. L’hospitalité pour toutes les différences réunies par une même volonté, une même dignité. L’émancipation contre l'assignation.»

L'adversaire n'a pas de nom, mais la diatribe contre toute revendication considérée comme «communautariste» ou «racialiste» est claire. Et le chef de l'Etat de fustiger tout ce qui, ne collant pas exactement à ces critères bakeriens, son «manifeste humaniste» et son «épiphanie de l’universalisme», serait finalement anti-républicain et anti-français : «Elle était plus française que jamais. Infiniment juste, infiniment fraternelle, infiniment de France. Et que nul aujourd’hui ne fasse mentir ou ne détourne son combat universel !» Puis : «Ce n’était pas un combat pour s’affirmer comme noire avant de se définir comme Américaine ou Française ; ce n’était pas un combat pour dire l’irréductibilité de la cause noire, non. Mais bien pour être citoyenne, libre, digne. Complètement. Résolument.»

On ne sait pas ce qu'aurait pensé Joséphine Baker de ce sous-texte, préférant pour notre part éviter de faire parler les morts et l'intéressée ne s'étant pas elle-même prononcée sur ces concepts inexistants à son époque. On peut en revanche affirmer que certains, dans la classe politique française actuelle, ont dû applaudir des deux mains. De Jean-Michel Blanquer à la tête de son think-tank anti-woke aux candidats au congrès LR. Hier soir, Valérie Pécresse (entre autres) a elle aussi rendu hommage à la 6e femme (et première noire) à entrer au Panthéon en agitant tous les chiffons rouges possibles à la veille du vote des militants de droite : «C’était une patriote mais pas une communautariste, une antiraciste mais pas une indigéniste, une féministe mais pas une wokiste, elle n'était pas enfermée dans les idéologies.»




Pour Joséphine Baker panthéonisée le 30 novembre comme pour les autres, des heures de réunions, de négociations ont été nécessaires pour orchestrer la cérémonie.


Ces derniers jours, il a surtout été question de musique. Quelles chansons et surtout quelles versions pour égayer l'hommage à la première artiste pénétrant dans "cet endroit triste pour passer la mort", comme François Bayrou se plaît à décrire le Panthéon ? Les enfants Baker prêtent à ces choix une attention aiguë. Ces dernières semaines, ils ont participé à plusieurs réunions avec les équipes de Philippe Bélaval, président du Centre des monuments nationaux et grand ordonnateur des panthéonisations. "Pour quelle interprétation de l'emblématique 'J'ai deux amours' opter ?" C'est la question qui a agité les esprits et nourri d'interminables discussions. Si bien que la chanson et sa mélodie feront office de refrain durant la cérémonie. Quant aux artistes priés de jouer le répertoire bakerien, ils auront droit à une répétition in situ le dimanche 28 novembre, après avoir déjà répété au petit matin l'avant-veille dans un lieu privé. 

Cette cérémonie présente aussi la particularité d'être la première du quinquennat à se dérouler à l'intérieur du monument, en grand comité. 2000 personnes sont attendues, 1000 à l'intérieur et 1000 à l'extérieur - seule une poignée de privilégiés avaient assisté au transfert de Maurice Genevoix, crise sanitaire oblige. "Cela nécessite de très gros efforts d'installation matérielle, auxquels s'ajoute la mise en place de la retransmission télévisée", détaille Philippe Bélaval. Le Centre des monuments nationaux oeuvrent avec une multitude de prestataires événementiels allant des entreprises de pompes funèbres à des boîtes de production chargées de la réalisation du programme dramatique et musical. Pour l'entrée de Joséphine Baker au Panthéon, conserver une dimension music-hall paraît essentiel. Mais difficilement conciliable avec la solennité du lieu. C'est donc dans le cortège qui remontera la rue Soufflot et sur les images projetées sur la façade du Panthéon avant la cérémonie que cet aspect de sa vie sera représenté.

Discours et relecture

Reste un mystère, le contenu de ce qu'à l'Elysée on appelle "le jardin secret du président" : le discours. Un premier jet a été remis mercredi 24 novembre à Emmanuel Macron. Depuis, il le triture, le sculpte, le complète. On l'imagine aisément républicain, glorifiant les héros et la réconciliation des mémoires, un condensé de la lyrique grammaire macronienne. Le texte devrait rester confidentiel jusqu'à la cérémonie. A l'inverse du discours d'hommage à Simone Veil que le chef de l'Etat avait tenu à faire lire aux enfants de la défunte, par courtoisie envers des fils priés de consentir une espèce d'ultime offrande à la patrie, sans délai de réflexion. 







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Elle était là marraine guerre de mon père (*)

Près d’un demi-siècle après sa mort, Joséphine Baker sera panthéonisée mardi. Noire, bisexuelle, résistante, antiraciste, féministe... la danseuse et chanteuse symbolise une France plurielle à rebours des débats actuels.
par Laure Bretton et Charlotte Chaffanjon
publié le 26 novembre 2021 à 20h21

Peut-être faudra-t-il un jour rappeler aux générations qui viennent que Joséphine Baker a été une danseuse et une chanteuse. La première «icône noire» planétaire bien avant d’incarner une «certaine idée de la France». Car, bien plus que sa «danse sauvage» et sa voix éternellement grésillante, ce sont ses engagements – la France libre, les droits civiques, la diversité – qui ouvrent aujourd’hui à la star du music-hall les portes de la béatification laïque. Joséphine Baker entre au Panthéon mardi, jour anniversaire de sa naturalisation française par la grâce de son troisième mariage, sur décision d’un Emmanuel Macron pas fâché de passer de l’identité au consensus national.


Jouer l’apaisement en surplomb, cocher d’un coup les cases de la tolérance et de l’ouverture au monde, prononcer un discours aux accents universalistes : voilà un moment que le chef de l’Etat ne pouvait pas rater. «Il ne va certainement pas se contenter de dérouler la bio de Joséphine Baker, développe un conseiller de l’exécutif. On dit que la campagne présidentielle se jouera sur le projet de société qu’on veut présenter aux Français. Mardi, c’est l’occasion pour Macron de dire quelle France il veut

A l’heure où la surenchère sur l’immigration rabougrit et paralyse tout le débat public, le symbole ne pouvait tomber plus à pic. Célébrer une femme, noire, américaine, bisexuelle, résistante, militante antiraciste, franc-maçonne, féministe doit évidemment se lire dans le miroir d’un climat politique délétère. Même si l’Elysée s’acharne à nier toute arrière-pensée ou autre «geste de campagne», les conseillers présidentiels rivalisent de formules trop ciselées pour être totalement sincères. Lyrique : «Un choix de l’imaginaire qui entraîne contre un identitaire qui enchaîne.» Récupérateur : «Sa personnalité est emblématique de ce que nous voulons être en tant que Français depuis deux siècles et demi.» Pointu : «Elle a choisi la France sans choisir un morceau de France.» Ou, largement plus honnête : «Joséphine Baker est une personnalité miroir. Chacun peut y trouver le reflet de ce qu’il a envie de voir.» D’ailleurs, l’annonce de sa panthéonisation n’a pas fait la moindre vague, séduisant des communistes à Marine Le Pen. Même Eric Zemmour n’a rien trouvé à redire à cette mise en lumière d’une fan absolue du général de Gaulle, préférant oublier qu’elle est aussi l’incarnation ultime d’un melting-pot réussi.

Ce sera donc «Entre ici Joséphine» alors que certains poireautent dans l’antichambre du Panthéon depuis parfois des dizaines d’années, d’Albert Camus à Rouget de Lisle en passant par Olympe de Gouges. Immense féministe mais avocate de membres du FLN pendant la guerre d’Algérie, Gisèle Halimi, elle, a été écartée par un chef de l’Etat soucieux de ne pas s’aliéner le soutien des harkis et des pieds-noirs, préférant le clin d’œil indirect au gaullisme.

Du Missouri à Paris

Une femme donc, faute d’en avoir nommé une à Matignon. «Avant la fin du quinquennat, le Président y tenait», souffle un conseiller du chef de l’Etat. Après tout, elles sont encore dix fois moins nombreuses que leurs congénères masculins à dormir sous les colonnes corinthiennes : 6 contre 75. Une personne de couleur mais pas la première : Alexandre Dumas, fils d’un mulâtre dominicain, et Felix Eboué, compagnon de la Libération né à Cayenne, reposent dans le caveau du temple républicain depuis des lustres. Une artiste de scène, ça, c’est une première – disruptif, diraient les macronistes. Et cela a le mérite de dépoussiérer un peu l’institution séculaire, offrant à l’artiste le statut de mythe moderne ayant autant aimé et défendu la liberté que son pays d’adoption. «Joséphine Baker sera un grand homme au sens humain du mot», se félicite-t-on à l’Elysée.

Avant «la» Baker, le guépard de compagnie, J’ai deux amours et la famille arc-en-ciel – douze enfants adoptés de toutes les couleurs installés dans un château de Dordogne, aux Milandes, pour servir son idée de fraternité universelle –, il y a Freda Josephine McDonald. Mère noire, père éphémère, enfant délaissée dans un Missouri miné par le racisme. «Quand on est une jeune fille noire, il n’y a que trois façons d’échapper à la misère : devenir pute, boniche ou girl», racontera l’artiste. A 7 ans, elle danse. A 12, elle a peur pour sa vie lors des émeutes raciales de Saint-Louis – les pires de l’histoire des Etats-Unis. A 13, Freda se marie pour la première fois. De son deuxième mariage, à 15, elle ne garde que le patronyme : Baker, qu’elle accole à son deuxième prénom. Une identité à elle, le début de l’émancipation. Déjà, sauterelle dansante à tête de clown, elle roule ses yeux et gonfle ses joues. Elle commence sur scène dans des comédies musicales où toute la troupe est intégralement noire avant d’atterrir à Broadway. Paris va s’offrir à elle sur un coup de hasard. Elle croise une productrice, blanche, amie du directeur du théâtre des Champs-Elysées. Les temps sont durs, il lui faut inventer de quoi renflouer les caisses. Marquer son temps est accessoire mais ce temps, justement, est à la négrophilie. Loin de la ségrégation, l’Europe est en pleine «folie noire». C’est la naissance de la Revue nègre.


En septembre 1925, à 19 ans, sans parler un mot de français – elle l’apprendra en lisant les critiques de ses spectacles dans les journaux –, Joséphine Baker pose le pied à la gare Saint-Lazare. Deux semaines plus tard, elle explose sur scène, dans un show où elle reprend tous les canons du folklore colonial, dans une savane de carton-pâte. Joséphine Baker fait du «cake walk», cet ancêtre du ragtime inventé par les esclaves noirs pour imiter leurs maîtres blancs. Elle se déhanche et se dénude, s’extirpant des codes pour les détourner. Ce qu’un proche du chef de l’Etat résume avec la formule fétiche des macronistes : «Elle sort de son assignation à résidence.» Joséphine Baker «se joue de cette image clownesque pour détourner, par exemple, la banane – symbole par excellence du racisme – en objet de dérision qu’elle agite au nez des spectateurs», abonde Erick Cackpo, historien des civilisations à l’université de Lorraine sur le site The Conversation. Cocteau salue une «idole de bronze, d’acier bruni, d’ironie et d’or». Les cubistes l’adulent, Van Dongen la peint, les surréalistes la vénèrent. Colette, Le Corbusier, Foujita, Hemingway, Man Ray défilent dans sa loge, parfois dans son lit. Les cheveux et les jupes raccourcissent, on envoie valser les corsets : sa «danse sauvage» devient un symbole de libération, des Folies Bergère aux capitales européennes. «Libertaire et gaulliste», résumera Régis Debray, dans sa tribune de 2013 réclamant, le premier, sa panthéonisation. L’essayiste assume : «Voir reposer côte à côte la chair et la science, la fantasque et le supplicié, Orphée et Jean Moulin, ne serait pas la pire façon de faire remonter de la vie au sommet de la colline, de fermer les portes de la guerre et d’accorder la République aux temps nouveaux, polyphoniques, frondeurs et bon enfant.»

Résistance et droits civiques

Après la vie de cabaret et les frasques qui vont avec – bolides, fourrures, château, boa – Joséphine Baker tente un premier retour aux Etats-Unis. Le jazz, qu’elle chante aussi désormais, est partout mais elle n’est acceptée nulle part parce que «négresse». Paris la recueille de nouveau, les Français découvrent ses accroche-cœurs dans des publicités pour de la brillantine, de l’huile solaire ou des appareils ménagers. Le 30 novembre 1937, elle se marie à jeune homme d’affaires, courtier en sucre industriel. Normand et juif, de son vrai nom Lévy, Jean Lion ne lui offre pas que la nationalité française – acquise par simple mariage à l’époque –, il lui apprend ce qui gangrène l’Europe à grands pas, l’antisémitisme, avant l’avènement du nazisme. Joséphine Baker cache sa belle-famille quand la guerre éclate et veut s’engager pour la France. Jean Abtey, chef du 2e Bureau, le service du contre-espionnage français de l’époque, recrute des femmes. Fantasque et délurée, la vedette des Années folles peut-elle devenir une «honorable correspondante» ? Baker plaide la cause de Joséphine : les Français «m’ont tout donné, en particulier leur cœur. […] Je suis prête à leur donner aujourd’hui ma vie. Vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendez». Elle est enrôlée, profitant de ses tournées en Europe et en Afrique du Nord pour récolter des renseignements. Rédigées à l’encre sympathique, les informations circulent dans les partitions ou le décolleté de Joséphine Baker. Elle chante pour les soldats, français d’abord, américains ensuite, refusant tout cachet et reverse les bénéfices de ses galas aux Forces françaises libres. En 1943, elle rencontre enfin son grand homme, Charles de Gaulle, à l’opéra d’Alger : il lui offre une croix de Lorraine, qu’elle revend aussi sec lors d’enchères pour financer la Résistance. «Je n’ai jamais su si ce métier la satisfaisait complètement et si elle ne voulait pas plutôt être un personnage politique», plaisantait Bruno Coquatrix, son ami et grand manitou de la variété française à la tête de l’Olympia. Danseuse à la vie échevelée, Joséphine Baker pratique le «en même temps» avant l’heure, devenant l’amie personnelle de Fidel Castro tout en prenant part au raz-de-marée conservateur du 30 mai 1968 sur les Champs-Elysées, par fidélité au général. Qui lui a accordé la Légion d’honneur à titre militaire en 1957. Une figure libre de plus en plus tricolore.

Au début des années 50, le mouvement des droits civiques n’en est qu’à ses balbutiements. Rosa Parks n’a pas encore refusé de céder sa place à un passager blanc dans un bus d’Alabama. Si Joséphine Baker passe totalement à côté du mouvement de décolonisation, celle que sa mère trouvait trop blanche a un pied dans l’antiracisme de chaque côté de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, elle adhère à la NAACP. En France, elle finance la Licra et participe aux meetings du Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme et pour la paix (Mrap). Grand-mère artistique d’une Grace Jones, arrière-grand-mère militante d’une Rihanna, elle sera l’unique femme autorisée à prendre la parole aux côtés de Martin Luther King lors de la marche d’août 1963 à Washington, drapée dans son uniforme de l’armée de l’air française. Mais avant ce «rêve» éveillé d’une fraternité «poivre et sel», il y a eu les discriminations, encore. Sa tournée en Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid vire au fiasco et son deuxième come-back américain est une catastrophe : dans un club de New York, on refuse de la servir alors qu’elle vient dîner avec un producteur blanc. L’esclandre a le mérite de lui faire rencontrer Grace Kelly, qui vient la saluer après l’humiliation. Devenue princesse de Monaco, l’actrice hollywoodienne sera son dernier et plus solide soutien, l’installant sur le Rocher après une énième banqueroute, finançant le spectacle de son jubilé – Joséphine – et ses funérailles, en 1975. Son cortège funéraire d’où débordent les bouquets tricolores avait traversé Paris salué par 20 000 personnes, marquant l’arrêt devant Bobino, où elle venait de faire son grand retour. A quelques pas de là, la station de métro Gaîté portera bientôt le nom de Joséphine Baker. Mais mardi, c’est un cercueil vide qui remontera la rue Soufflot : les enfants de l’artiste ont souhaité que la dépouille de leur mère continue à reposer dans le cimetière marin de Monaco. Comme Aimé Césaire, la «vénus d’ébène» aura son cénotaphe, dans lequel seront déposées quatre poignées de terre, de Saint-Louis, de Paris, des Milandes et de Monaco.


Danse

«La Revue nègre»: Joséphine Baker et le pouvoir de la grimace

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Poussée à danser seins nus à son arrivée à Paris, l’artiste parvient par son espièglerie à se jouer des clichés racistes et à désamorcer l’érotisation du corps noir, tout en piochant avec brio dans des figures du jazz alors inconnues en Europe.

par Ève Beauvallet

publié le 26 novembre 2021 à 20h31

La ceinture de bananes. La danse de la poule. Les yeux qui roulent. Et après ? Etrange : on connaît si mal les danses de Joséphine Baker alors que ce sont elles, sans doute, qui racontent le mieux la circulation interculturelle de l’époque, les fantasmes coloniaux d’alors et l’infime espace laissé aux artistes pour les subvertir. Quand la danseuse américaine débarque à Paris en 1925, les spectateurs français sont en plein exotismomania. Depuis 1889, en effet, le public se presse lors des expositions universelles pour découvrir diverses «danses exotiques», souvent présentées dans des dispositifs de «zoos humains». On se bouscule pour voir danser les «indigènes» parce que la danse, alors, est vue comme l’élément le plus flagrant des différences culturelles. A peine quelques décennies plus tôt, la valse était encore scandaleuse et voilà que l’on s’emballe pour les danses du ventre, danses de Java, d’Asie, entraîné par des milieux artistiques – Picasso et Cocteau en tête – qui, à partir de l’immédiat après-guerre, n’ont que les arts dits «primitifs» et les «folies nègres» à la bouche.

A l’avant-garde de ces milieux artistiques, Rolf de Maré. Tout nouveau propriétaire du Théâtre des Champs-Elysées, le producteur rêve alors d’un show qui incarne et impulse l’émancipation corporelle des «Années folles». Et qui de mieux que les noirs, se dit-il alors, pour cristalliser tout ça, avec leurs corps «spontanés», soumis aux rythmes, non-aliénés par la civilisation, proches de la nature et de ses instincts primaires ? Problème : par «noir», Rolf de Maré pense «Afrique». Or, avec la Revue nègre, spectacle qu’il achète sans l’avoir vu en 1925, il se retrouve avec des Afro-Américains. Panique : «Pas assez nègre !» s’écria-t-il en découvrant la troupe. Heureusement, il y a cette jeune danseuse, là, qu’on pourrait faire danser seins nus avec un collier de plumes. Joséphine Baker refuse. Et, très vite, se ravise. «A ce moment-là, observe Sylvie Perault, chercheuse et ex-danseuse de music-hall, elle accepte d’être érotisée, mais trouve le moyen de désamorcer la charge sexuelle en poussant à l’extrême ses grimaces.» Et en remixant à très grande vitesse un répertoire de danses métissées alors inconnues en Europe.

Renvoyer les stéréotypes à l’envoyeur

Trois ans auparavant, elle dansait aux Etats-Unis dans Shuffle Along, la première revue «noire» destinée à un public mixte et qui restera pour longtemps le modèle de la comédie musicale américaine. C’est grâce à ses talents comiques qu’elle fut choisie pour participer à la Revue nègre, et c’est son art du détournement qui sauvera finalement la troupe aux Champs-Elysées. La danseuse et chorégraphe Raphaëlle Delaunay a passé du temps sur YouTube à analyser les archives de Baker, fascinée par son «espièglerie», sa façon «de renvoyer les stéréotypes à l’envoyeur»«A première vue, dit-elle, elle semble gesticuler en totale improvisation.» Pourtant, les mouvements de Baker témoignent d’une grande connaissance des figures du jazz, des «danses animalières» qui font fureur alors aux Etats-Unis («trot de la dinde», «glissade du singe», etc.) mais aussi d’une diversité de danses de rue ou de club afro-américaines, vernaculaires et trop peu documentées, qu’elle remixe à la sauce clown. «Aujourd’hui, sa danse parle beaucoup, entre autres, aux danseurs de hip-hop, explique-t-elle. D’une part parce qu’il y a beaucoup de passages au sol (très avant-gardiste à l’époque), beaucoup de bassin comme dans le twerk, et parce que sa danse est très graphique, elle isole des parties du corps, avec des lignes, des angles cassés, des coudes. C’est presque de la breakdance avant l’heure et ça résonne aussi avec la modernité artistique des années 20, qui pense, conçoit et peint le corps de manière fragmentée.»

Ainsi, Joséphine Baker parvint à évoquer, avance Sylvie Perault, «une Afrique imaginaire suffisamment occidentalisée pour être vue, comprise et admirée. Elle a pu avoir cette carrière parce que sa danse n’était pas trop “africaine” – les danses d’Afrique de l’Ouest sont beaucoup plus dans le sol, par exemple, alors que les danses afro restent plus verticales». Malheureusement, de Joséphine Baker, le music-hall retiendra surtout la «femme sauvage» – elle fut la première à l’être sur scène – imposant à sa suite la norme suivante : «Il y aura pendant des décennies, quelque part sur scène, une femme typée déguisée en félin, qui évolue dans une cage ou dans des cordes et qu’il faudra toujours “capturer”.» L’acolyte masculin de Joséphine Baker aux Folies Bergère, le Franco-Sénégalais Féral Benga est quant à lui tombé dans les oubliettes de l’histoire après avoir été la coqueluche du Paris des années 1930. Tous les soirs, il jouait les travestis et devint «l’affreux nègre» qui «singeait remarquablement Miss Baker», écrivait le Nouveau Siècle en 1926. Dans la Revue de Chaillot, l’historien Pascal Blanchard lui consacre un passionnant portrait.

À l’occasion de la panthéonisation de Joséphine Baker prévue ce mardi 30 novembre, l’Élysée a lancé les démarches pour renommer une station du métro parisien au nom de la célèbre danseuse, actrice, meneuse de revue et résistante. Et, sauf changement de dernière minute, il devrait a priori s’agir de la station Gaîté, située dans le 14e arrondissement, même si d’autres possibilités sont sur la table.

Gaîté-Joséphine Baker ou Joséphine Baker-Gaîté ?

Pourquoi cette station ? « Parce que c’est la rue de Bobino qui est le dernier théâtre où s’est produite Joséphine Baker avant sa mort et parce que la place Joséphine Baker se trouve peu loin de là », a précisé l’Élysée qui a lancé les démarches auprès d’Île-de-France Mobilités, l’institution compétente pour valider ou non cette demande. C’est cette dernière qui décidera également du nom de la station située au coeur du quartier Montparnasse : Gaîté-Joséphine Baker, Joséphine Baker-Gaîté ou autre ! D’autres solutions sont également envisagées par l’Élysée, parmi lesquelles donner le nom de Joséphine Baker à une nouvelle station du Grand Paris Express. Cela impliquerait cependant de devoir attendre plusieurs années, ces nouvelles lignes n’étant prévues qu’à l’horizon 2030 !





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