C EST MON ANNIVERSAIRE...


ce n'est pas très agréable que le jour de son anniversaire soit devenu celui d'une catastrophe !

"Cet événement a existé et on ne peut pas le raconter"
Après ma lecture-choc de Extrêmement fort et incroyablement près,  autant dire que le sujet des attentats du Onze Septembre m'a un petit peu obnubilée... Et c'est ainsi que je me suis rappelée que j'avais depuis longtemps  un autre roman qui parlait de ce sujet, écrit par un Français, celui-là : Windows on the World, de Frédéric Beigbeder. Je l'ai donc bien vite exhumé de sa case de bibliothèque  (^_^), avec peut-être une très légère appréhension : comment ce personnage provocateur qu'est Beigbeder allait-il traiter le sujet? Je n'ai pas du tout été déçue.

Beigbeder commence par se demander s'il a bien raison d'écrire ce roman. Il prend beaucoup de précautions pour ne pas qu'on lui reproche son geste, se justifie de mille façons (avec une certaine ironie, d'ailleurs, en témoigne les citations "paratonnerres" placées au tout début du roman) et y revient régulièrement au cours du livre. Voici l'un de ces passages :
"Moralité : quand les immeubles disparaissent, seuls les livres peuvent s'en souvenir. Voilà pourquoi Hemingway écrivait sur Paris avant de mourir. Parce qu'il savait que les livres sont plus costauds que les immeubles." p. 171
Il faut reconnaître que la tâche est ardue, ne serait-ce qu'en tant que lecteur : oui, j'ai eu un peu la crainte, au début, de tomber dans un voyeurisme malsain... alors un auteur qui s'empare du sujet, je veux bien croire que ça le travaille!

Windows on the World, c'était le nom du restaurant qui se trouvait au dernier étage de l'une des deux tours jumelles. Beigbeder s'y projette, le temps de ce roman, le 11 septembre 2001, entre 8 h 30 et 10 h 29, ou plutôt : il imagine ce que les clients de l'établissement ont vécu ce matin-là, ce qu'ils n'ont jamais pu raconter puisqu'aucun des occupants des tours au-dessus des points d'impact des avions n'a survécu. Le roman est construit en chapitres très courts, chacun correspondant à une minute de temps écoulé ; l'un est raconté depuis le Windows on the World par l'un de ses "prisonniers", l'autre par Frédéric Beigbeder, les points de vue narratifs et considérations diverses s'enchaînant ainsi tout au long du livre.

Nous suivons donc, minute après minute, les dernières heures (imaginées) de personnages fictifs, principalement Carthew Yorston et ses deux fils, Jerry, 9 ans, et David, 7 ans. Lui est un texan qui m'a été assez peu sympathique : sa lâcheté vis-à-vis des femmes et de ses enfants en particulier n'aide pas à en faire un personnage bien reluisant... Au fil des chapitres, on entendra aussi s'exprimer un couple illégitime de traders, une serveuse portoricaine, un vigile noir musulman, un guide juif homosexuel... Une petite galerie de personnages représentative, même dans ce nombre restreint, de la diversité des martyrs, ces gens qui sont morts alors qu'on voulait symboliquement détruire autre chose, censé les englober, mais qui n'était pas eux (l'Amérique, le capitalisme, etc.)

Hors le récit de la tragédie, le roman aborde des thèmes plus larges, plus ou moins en rapport avec le Onze Septembre : comment réagir aux attentats (car il faut bien continuer à vivre, mais où se situer entre voyeurisme et inconscience, entre paranoïa et irrespect? Il y a un passage que j'ai beaucoup aimé, amer et très pur, très condensé : le moment où Beigbeder raconte les réactions de chacun au moment où il a pris connaissance de la catastrophe. Des réactions variées au début, mais se rejoignant finalement toutes dans le silence quand chacun prend la mesure de ce qu'il se passe... Une phrase résume particulièrement bien cela, à mon sens : "La fin du monde est ce moment où la satire devient réalité, où les métaphores deviennent vraies, où les caricaturistes se sentent morveux." p. 84), l'antiaméricanisme ambiant en France, la possibilité d'une démocratie mondiale, le message à déchiffrer dans les attentats, l'avenir de notre civilisation... Mais aussi des questionnements plus personnels de Beigbeder sur sa vie, ses choix, et ses amours (puisqu'au moment où il rédige ce roman, il traverse visiblement une crise avec sa compagne d'alors). Ces passages, loin de gâcher le roman, montrent aussi l'imbrication de la grande Histoire dans les parcours personnels de chacun, les multiples échos parfois inattendus qu'elle suscite en nous... les analyses de Beigbeder me paraissent souvent très honnêtes et judicieuses et, hormis certains passages où il pousse vraiment l'autocritique et l'autoflagellation trop loin (même s'il en est conscient, ça n'en est pas moins très pénible de lire ses jérémiades en deux ou trois endroits), je persiste à dire que j'estime beaucoup cette personne. Il y a quelques semaines, j'ai d'ailleurs entendu Joann Sfar, interviewé sur France Inter dans Esprit critique, dire peu ou prou la même chose.
"L'alerte jaune est devenue alerte orange. Et moi, j'erre à la découverte de mon nombril dans les ruelles de la ville en danger.
(...)
C'est fou comme je me sens chez moi dans la ville la plus menacée au monde. Le terrorisme est une constante épée de Damoclès, qui perfore les immeubles. Je suis dans mon élément ici. Sans toi, de toute façon, il n'y a pas d'endroit vivable. Autant être dans un lieu catastrophique quand on traîne sa propre apocalypse.
Que suis-je venu chercher ici? Moi.
Vais-je me trouver?

Je n'aime ma civilisation que lorsqu'elle est en danger de mort." p. 208-209
L'avant-dernier chapitre est présenté en deux colonnes, s'étirant au fil des pages, comme un interminable travelling le long des deux tours disparues, partant du haut et de l'antenne puis allant jusqu'en bas. Ou alors, on peut penser aux secondes où on voit les immeubles s'effondrer tout droits, reproduites visuellement sur des pages et des pages... Le texte à ce moment-là n'évoque que des pensées de Beigbeder sans rapport avec les Twin Towers, des scènes paisibles dans une langue fluide ; ce décalage est d'autant plus significatif : même en pensant à autre chose, même en faisant autre chose, même en étant ailleurs, cet événement restera longtemps présent d'une façon ou d'une autre à nos esprits. Cette simple mise en page m'a d'autant plus secouée que je venais de lire les derniers instants des personnages...

Vers la fin du roman, Beigbeder cite Albert Thibaudet, selon lequel "une génération est une classe d'âge qui a vécu a vingt ans un événement historique dont elle ne se remettra pas et qui la marquera à jamais" (p. 339). 
je crois que Thibaudet a raison.

Une lecture que je vous conseille, donc, évidemment.

P.S. : Le titre de ce billet est une phrase du début du livre, p. 21.

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