le 19 octobre 1983

La fin tragique de Maurice Bishop...

R. Laurencine
Premier ministre de la Grenade de 1979 à octobre 1983, Maurice Bishop, ici au centre, a-t-il été victime de son « pragmatisme » ?
Premier ministre de la Grenade de 1979 à octobre 1983, Maurice Bishop, ici au centre, a-t-il été victime de son « pragmatisme » ? • PHOTO DR

Parvenu au pouvoir par la force, en mars 1979, Maurice Bishop, le leader du NJM, va instaurer à la Grenade un régime progressiste, combattu par les États-Unis, qui vont envahir l'île après l'exécution de Bishop par ses rivaux politiques, le 19 octobre 1983. Quarante ans après, que reste-t-il du projet révolutionnaire de Bishop ?

C'est une loi humaine non écrite qui veut, que quelle soit la latitude sous laquelle il se déroule et quel qu'en soit le profil de ses protagonistes, tout processus révolutionnaire ne peut s'empêcher de « dévorer ses enfants ». Ce fut vrai pour le Paris révolutionnaire, parmi les Bolcheviks, au sein du Conseil National Révolutionnaire du Burkina Faso des années 80, etc., etc., etc.

À Grenade, le point de non retour entre les révolutionnaires grenadiens fut atteint le 14 octobre 1983 avec l'annonce du déchoukaj de Maurice Bishop. Premier ministre du Gouvernement Révolutionnaire Populaire depuis la prise de pouvoir par le New Jewel Movement (NJM), en mars 1979, Maurice Bishop était débarqué au profit de Bernard Coard, ministre des Finances, du Commerce et du Plan, étiqueté plus radical, désormais maître du Comité central du NJM. En désaccord depuis plusieurs mois, les deux hommes tentèrent un compromis en optant pour une direction bicéphale. Mais partant du principe que dé mal krab pé pa rété adan an menm trou, la rupture politique devint inévitable entre eux. 

De l'affrontement « fratricide » à l'invasion états-unienne

Vainqueur du bras de fer, Maurice Bishop placé en résidence surveillée en vue de son procès, Bernard Coard et ses partisans pensaient donc avoir les mains libres pour conduire Grenade vers de nouveaux horizons révolutionnaires. En fait, dès le 19 octobre, une foule de partisan.e.s de Bishop le libérèrent, puis tentèrent de s'emparer d'un fort où l'Armée Révolutionnaire avait pris ses quartiers. L'affrontement entre les deux camps devint inéluctable, et se solda par de nombreux morts, blessés, ainsi que la capture de Maurice Bishop et plusieurs de ses ministres, qui furent sommairement exécutés ce 19 octobre.

Cinq jours après, les États-Unis, soutenus par plusieurs États antillais (Barbade, Dominique, etc), et prenant prétexte que leurs ressortissant.e.s étaient en danger (essentiellement des étudiant.e.s en médecine), envahirent la Grenade avec quelque 5 000 soldats, qui finirent par avoir raison du Conseil Militaire Révolutionnaire, nouveau cœur du pouvoir grenadien dirigé par Hudson Austin. 

Avec ce dernier soubresaut, la révolution grenadienne s'achevait dans un chaos total et une désunion complète. Tout autre était Grenade quatre ans plus tôt, ce 13 mars 1979, quand Maurice Bishop, Bernard Coard et d'autres fers de lance du NJM déposèrent, sans un seul coup de feu, le Premier ministre en place, au demeurant absent de l'île au moment des événements, Eric Gairy, chef de file du Grenada United Labour Party. 

Black Power et Marxisme

Une prise du pouvoir par la force par le NJM qui ne rencontra aucun véritable foyer de résistance sur l'île, car le très autoritaire Eric Gairy avait une mauvaise réputation : « (...) Avant même l'indépendance, la politique de Gairy a suscité une contestation d'inspiration socialiste et " black power ", qui s'est incarnée notamment à partir de 1973 dans le New Jewel Movement, groupe progressiste d'inspiration marxiste. Gairy réagit parfois brutalement devant cette contestation (utilisation d'une sorte de milice, le Mongoose Gang) », écrit Jacques Adélaïde-Merlande. 

Dans le contexte politique grenadien de l'époque, face à Eric Gairy, les Grenadien.ne.s auraient pu s'appuyer sur une autre alternative, celle de l'opposition historique que représentait le Grenada National Party, généralement bien implanté parmi les couches ouvrières et la paysannerie, mais il fut débordé par de nouveaux opposants doublement influencés par la vague Black Power et le marxisme-léninisme. Un d'entre eux se nommait Maurice Rupert Bishop, né en 1944 à Aruba au sein d'une famille d'immigrants grenadiers. Étudiant en droit à Londres, s'investissant auprès des communautés antillaises londoniennes, Bishop fit son retour à Grenade en 1970.

Séjour à la Martinique

Avocat engagé dans la défense de diverses professions grenadiennes en lutte (ce qui lui a valu une incarcération suivie d'un procès), Maurice Bishop porta aussi sa cause politique hors des frontières de son île en prenant part, en 1972 à la Martinique, à une conférence orchestrée par des mouvements indépendantistes caribéens. Cependant, Grenade restait sa priorité où il co-fonda le MAP (Movement for Assemblies of the People), qui fusionna, en mars 1973, avec le Jewel, pour engendrer le New Jewel Movement, qui entamait sa marche vers le pouvoir, malgré une répression féroce émanant des autorités.

Une fois à la tête du pays, Bishop et son Gouvernement Révolutionnaire Populaire décrétèrent la suspension de la Constitution grenadine et la suppression du Parlement, supplanté par un réseau d'assemblées locales (assemblées villageoises, assemblées de travailleurs), garantes du « pouvoir populaire » ou d'une « démocratie participative », desquelles devaient émerger un parlement et un gouvernement. 

Mais à l'heure du bilan de la gestion de Maurice Bishop, qu'a- t-on retenu ? Intransigeant envers toutes voix discordantes, qu'elles pouvaient venir d'opposants politiques ou des médias, il eut à son actif d'indiscutables avancées sociales (réduction de l'analphabétisme, gratuité des soins de santé, etc), marqua des points vers l'autonomie alimentaire (accroissement de la production agricole). 

Une politique étrangère qui dérange

Pour autant, le volet le plus mémorable de ce bilan demeure la ligne adoptée pour sa politique étrangère, largement tributaire des rapports de force internationaux dictés par la Guerre froide. En rupture avec celle d'Eric Gairy, résolument proche de Washington, Bishop chercha, lui, des alliés à Cuba et en Union Soviétique, se rapprocha des pays de la région dirigés par des leaders progressistes (le Jamaïquain Michael Manley, le Nicaraguayen Daniel Ortega), et irrita au plus haut point l'administration de Ronald Reagan eu égard à ses prises de position sur le Canal de Panama, la base de Guantanamo à Cuba, le statut de Porto Rico, etc. 

Une hostilité qui monta d'un cran avec la construction par des Cubains d'une longue piste d'atterrissage, perçue par le gouvernement états-unien comme un instrument pouvant servir les intérêts soviétiques, alors que les autorités grenadiennes l'envisageaient comme un outil de développement touristique. Dans sa volonté de dresser un cordon sanitaire autour de la Grenade, Washington trouva un inattendu allié : la nette détérioration des relations entre les principales figures de proue du NJM. « Les origines de ces dissensions sont encore mal connues. Il semble que Bishop, tenté par un certain " p ragmatisme " se soit heurté à un courant représenté notamment par Bernard Coard (...), qui se veut plus doctrinaire, plus radical (...) », suggère Jacques Adélaïde-Merlande. 

La marche vers la rupture idéologique entre les révolutionnaires grenadiens s'enclencha en novembre 1982 lorsque Bernard Coard démissionna du Comité central et du bureau politique du NJM. Une marche qui s'achèvera dans un bain de sang...

Réputé plus dogmatique que Maurice Bishop, Bernard Coard fut le maître à penser de son déchoukaj.
Réputé plus dogmatique que Maurice Bishop, Bernard Coard fut le maître à penser de son déchoukaj. • Photo DR
En faisant de Fidel Castro son principal allié, Maurice Bishop devint une cible de Washington.
En faisant de Fidel Castro son principal allié, Maurice Bishop devint une cible de Washington. • Photo DR
Eugenia Charles, Première ministre dela Dominique, et Ronald Reagan, président des États-Unis, côte à côte à la Maison Blanche, ce 25 octobre 1983, pour justifier l'invasion de la Grenade.
Eugenia Charles, Première ministre dela Dominique, et Ronald Reagan, président des États-Unis, côte à côte à la Maison Blanche, ce 25 octobre 1983, pour justifier l'invasion de la Grenade. • Photo DR
Bernard Coard au moment de sa comparution.
Bernard Coard au moment de sa comparution. • Photo DR
Charlemagne Péralte, symbole de la résistance haïtienne à l'occupation d'Haïti par les États-Unis, à partir de 1915.
Charlemagne Péralte, symbole de la résistance haïtienne à l'occupation d'Haïti par les États-Unis, à partir de 1915. • Photo DR
Après sept jours de combats, les marines de l'armée des États-Unis parvinrent à prendre le contrôle de Grenade.
Après sept jours de combats, les marines de l'armée des États-Unis parvinrent à prendre le contrôle de Grenade. • Photo DR

Opération « Urgent Fury »

Quarante ans après, l'invasion de la Grenade reste toujours incarnée dans une photo, non pas celle

du débarquement des marines états-uniens en territoire grenadien ou des Cubains capturés ou encore des étudiant.e.s visiblement soulagé.e.s. Cette photo, datée du 25 octobre 1983, est celle d'une conférence de presse commune à la Maison Blanche d'Eugenia Charles, Première ministre de la Dominique, et de Ronald Reagan, président des États-Unis. D'un côté, ladite « Dame de fer » dominiquaise, pourtant si frêle sur le cliché, de l'autre, un géant d'1,85 m.

Le contraste était frappant, mais reflétait parfaitement ce qui était en train de se dérouler à des milliers de kilomètres de Washington : le déclenchement de l'opération « Urgent Fury », ce qui signifiait le débarquement en terre grenadienne, en ce 25 octobre, de plus de 5 000 marines de l'armée des États-Unis, soutenus par un modeste corps expéditionnaire antillais (Barbadiens, Dominiquais, Jamaïquains, etc). 

À la Maison Blanche, les deux dirigeants justifiaient l'invasion en arguant que l'exécution de Maurice Bishop avait ouvert la voie à une instabilité politique, source de multiples menaces pour le pays et ceux de la région, dont bon nombre sont membres de l'Organisation des États de la Caraïbe Orientale (OECS).

En outre, pour convaincre l'opinion publique états-unienne - toujours hantée par l'humiliant fiasco vietnamien et l'échec retentissant, en 1980, de l'opération « Eagle Claw » pour libérer les otages retenus à l'ambassade des États-Unis à Téhéran - du bien-fondé de son intervention militaire à la Grenade, la Maison Blanche se déclarait particulièrement inquiète du sort de ses ressortissant.e.s vivant sur l'île, majoritairement des étudiant.e.s.  

Face aux marines, environ 1 500 soldats grenadiens, 700 militaires cubains, ainsi qu'une soixantaine de « conseillers militaires » en provenance d'Union Soviétique, d'Allemagne de l'Est, de Bulgarie, de Libye, de Corée du Nord. 

Les combats cessèrent le 2 novembre par la victoire des marines, qui arrêtèrent les membres du Conseil Militaire Révolutionnaire. Sept jours d'affrontements au cours desquels l'armée états-unienne enregistra 19 morts et 116 blessés, les forces grenadiennes 45 tués et 358 blessés, les Cubains 24 décès, 59 blessés et 638 d'entre eux capturés. Enfin, 24 morts furent recensés au sein de la population civile. 

L'affaire des « 17 de Grenade »

En ce 7 février 2007, un coup de tonnerre éclata dans le ciel grenadien : le Comité Judiciaire

du Conseil Privé annulait les peines de condamnation à mort prononcées, en 1986, à l'encontre de 13 des 17 anciens membres du gouvernement grenadien et d'ex militaires reconnus coupables d'avoir ordonné le meurtre Maurice Bishop. 

Comment le Conseil Privé justifiait-il sa décision ? Il estimait que ces condamnations à mort n'étaient pas « constitutionnelles ». Par ailleurs, le Conseil annula également « le processus par lequel ces peines avaient été commuées par la suite en emprisonnement en vie ». 

Ce coup de tonnerre du 7 février 2007 s'apparentait comme un coup de grâce porté à une procédure qui avait fini par s'enrayer. Pourtant, au départ, tout semblait parfait. En 1983, trois ans après l'invasion, quatorze ex-responsables gouvernementaux et trois anciens militaires comparurent devant un tribunal grenadien. Le procès des « 17 de Grenade » commençait. Tous furent reconnus coupables du meurtre de M. Bishop. Les peines les plus sévères frappèrent les politiques : Bernard Coard, ainsi que son épouse Phyllis Coard, et les autres furent condamnés à mort. Les militaires, eux, s'en sortirent avec de longues peines de prison. 

Cependant, en 1991, soumise à de fortes pressions internationales, dit-on, la justice grenadine commua en peine d'emprisonnement à vie toutes les condamnations à mort. Mars 2000 : Phyllis Coard, souffrant de graves problèmes de santé, eut la « permission » de se rendre en Jamaïque. Décembre 2006 : trois des condamnés, après avoir bénéficié d'une réduction à quarante cinq années de prison de leur peine, obtinrent leur libération pour bonne conduite. 

En outre, dans un rapport daté de 2003, Amnesty International avait crucifié la justice grenadine en soutenant que le « procès des 17 de Grenade était entaché d'irrégularités inadmissibles et ne respectait pas les normes internationales ».

Après sept jours de combats, les marines de l'armée des États-Unis parvinrent à prendre le contrôle de Grenade.
Après sept jours de combats, les marines de l'armée des États-Unis parvinrent à prendre le contrôle de Grenade. • Photo DR

Les interventions états-uniennes dans les Amériques

Au nom de la doctrine Monroe, divers présidents des États-Unis lancèrent, aux XIXe et XXe siècles, des interventions militaires au Mexique, dans plusieurs pays d'Amérique Centrale, d'Amérique du Sud et des Antilles. Non exhaustif.

1824 : Porto Rico 

1846 : Mexique

1853 : Nicaragua

1855 : Uruguay

1867 : Nicaragua

1891 : Chili

1894 : Nicaragua

1898 : Cuba

1898 : Porto Rico

1903 : Honduras

1903 : République Dominicaine

1903 : Colombie

1906 : Cuba

1909 : Honduras

1912 : Nicaragua

1914 : Mexique

1915 : Haïti

1916 : République Dominicaine

1916 : Mexique

1917 : Cuba

1918 : Panama 

1920 : Guatémala

1924 : Honduras

1926 : Nicaragua

1925 : Panama

1932 : Salvador

1954 : Guatemala

1960 : Guatemala

1961 : Cuba

1964 : Panama

1965 : République Dominicaine

1983 : Grenade

1989 : Panama






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