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Folie, soleil et requins : en 1945, les quatre jours en enfer des naufragés de l’USS Indianapolis

SURVIVRE : UNE COURSE CONTRE LA MORT (3/3) - Fin juillet 1945, le navire amiral de la flotte américaine dans le Pacifique sombre en mer des Philippines, torpillé par un sous-marin japonais. Ce sont 800 membres d’équipage qui doivent alors affronter le soleil, la soif et… les requins.

Tapi dans les entrailles de son sous-marin I-58 à fleur d’eau, le capitaine Mochitsura Hashimoto ronge son frein. Le submersible, un des quatre rescapés de la marine japonaise à la fin de la Seconde Guerre mondiale, cherche désespérément une cible au périscope, dans les eaux troubles du Pacifique. Depuis sept mois qu’il en est aux commandes, l’officier supérieur n’a connu pratiquement que des échecs. Harcelé quotidiennement par les bombardiers B-29 américains, il n’a pu faire surface que quelques heures par jour au cours de ses différentes missions. À son tableau de chasse, un porte-avions d’escorte et un gros pétrolier.


Mais ce 29 juillet 1945, la chance de Hashimoto allait tourner. Peu avant minuit, le I-58 croise en mer des Philippines. « Par tribord, à 90 degrés, navire ennemi probable ! », s’écrie le navigateur de quart. Le sous-marin plonge immédiatement à 20 mètres et le commandant confirme la cible. « Cette fois-ci, je l’ai », jubile-t-il. Tel un grand prédateur marin, le I-58 s’approche silencieusement de sa proie. Arrivé à moins de 2000 mètres, il lâche six torpilles en éventail, à trois secondes d’intervalle. Il est exactement minuit passé de deux minutes. Le submersible refait surface pour admirer le spectacle : deux colonnes d’eau s’élèvent au loin, suivies de brûlants éclairs orange. « Touché ! » (1)

Un chargement très précieux

Treize jours plus tôt, à l’autre bout du globe, le croiseur lourd USS Indianapolis s’apprête à appareiller depuis la côte ouest des États-Unis. Les 1200 hommes d’équipage embarquent avec l’insouciance de ceux qui savent que la guerre touche à sa fin. Pourtant, le navire amiral de la flotte américaine du Pacifique est chargé d’une cargaison ultrasecrète, que personne, pas même son commandant, le capitaine de vaisseau Charles Butler McVay, ne connaît. « Vous ne saurez pas en quoi consiste ce chargement, mais il a plus de valeur que votre navire », lui a-t-on dit avant de partir. En réalité, cet objet de petite dimension va même bouleverser la face du monde : il s’agit d’une masse sous-critique d’uranium 235, futur cœur de Little Boy, la bombe atomique d’Hiroshima.

Après une escale à Pearl Harbor, l’Indianapolis dépose son précieux chargement sur l’île de Tinian. Le trajet de retour doit se faire par Guam puis Leyte, aux Philippines. Une atmosphère légère règne à bord, où l’équipage savoure la réussite de sa mission, sans savoir réellement en quoi elle avait consisté. Passé Guam, le croiseur est pourtant vulnérable : il ne possède ni matériel de détection sous-marine ni escorte. « Ce n’est pas nécessaire », avait-on rétorqué au capitaine McVay. Alors que la nuit se fait sombre, une douce léthargie s’empare du monstre de métal, entre les mains expertes des marins de quart.

Les entrailles du navire sont le théâtre d'un véritable film d'horreur. Les cadavres et corps de blessés gisent partout, leurs membres tordus par la violence des chocs, leurs visages convulsés

Film d’horreur à bord

Peu après minuit, une forte explosion secoue l’avant de l’Indianapolis. Puis une seconde à l’arrière. Sur la passerelle, les marins sont projetés en l’air. McVay, qui a l’habitude de dormir dans le plus simple appareil, se précipite dehors complètement nu. Pas de panique sur le pont, malgré les bruits étranges qui montent du fond du navire, ce qui n’est jamais bon signe. Le commandant donne l’ordre d’envoyer un message de détresse et descend dans sa cabine se rhabiller. Quand il remonte, la situation s’est dramatiquement détériorée. Après avoir retardé l’échéance au maximum, McVay ordonne l’abandon.

Les entrailles du navire sont le théâtre d’un véritable film d’horreur. Les cadavres et corps de blessés gisent partout, leurs membres tordus par la violence des chocs, leurs visages convulsés. Dans les coursives obscures, des marins délirants sous l’effet de la fumée trébuchent, d’autres se débattent comme des poulets sans tête. Certains hurlent en perdant leur sang ou meurent en silence.

La plupart des rescapés se réunissent à l’arrière du navire alors qu’il s’enfonce progressivement. Dans un étrange réflexe, l’un des intendants est sorti de sa cabine avec… sa robe de chambre et une bouteille de scotch. Cueillis dans leur lit par les explosions, beaucoup sont nus ou vêtus d’un simple caleçon. Personne n’avait réellement prévu d’évacuer le navire. L’immense carcasse du croiseur s’incline à 60 puis 90 degrés. Le grand vide sombre et huileux de la mer semble bien plus effrayant que le navire qui se brise sous leurs pieds. Douze minutes après avoir été touché, il disparaît dans les profondeurs, laissant 800 hommes à la dérive.

La soif, le soleil et… les requins

La superficie de l’océan Pacifique est supérieure à la totalité des terres émergées du globe. Les plus grands fonds atteignent 10.000 mètres. La terre la plus proche se situe à au moins 450 kilomètres de l’endroit où l’Indianapolis a coulé. Les survivants sont dispersés sur plusieurs kilomètres. Leur premier ennemi fut le mazout, déversé dans la mer après le naufrage. Il s’étend partout en une nappe visqueuse, empestée et irritante. Ceux qui en avalent vomissent pendant des heures. À cet instant, l’obscurité couvre heureusement l’étendue du désastre. Mais au petit matin, elle apparaît crûment aux yeux de tous.

Les marins souffrent rapidement de la soif et du soleil, qui brûle la peau et les yeux, les rendant partiellement aveugles. Mais ils échappent au moins à un autre fléau: les requins.

Chacun réagit selon sa nature : les uns geignent de terreur ou semblent résignés. Les autres adoptent une attitude de défi ou manient l’humour comme un bouclier. Un marin sort un dollar détrempé de son portefeuille : « Une tournée de bière pour tout le monde ! », s’écrie-t-il. Dans leur malheur, certains ont eu plus de chance que d’autres. Plusieurs marins, dont le capitaine McVay, ont trouvé refuge sur des radeaux, ou des embarcations de fortune. Comme tous, ils souffrent rapidement de la soif et du soleil, qui brûle la peau et les yeux, les rendant partiellement aveugles. Mais ils échappent au moins à un autre fléau : les requins.

Les terribles prédateurs font leur apparition dès le premier matin, convergeant de plusieurs kilomètres à la ronde. « Certains mesuraient près de cinq mètres », a témoigné en 2013 pour la BBC Loel Dean Cox, survivant de 19 ans à l’époque du naufrage. Au début, les squales se nourrissent surtout de cadavres. Puis ils s’attaquent aux vivants. « Nous perdions trois ou quatre hommes chaque jour et chaque nuit », se souvient le rescapé. Leurs nageoires blanchies par le soleil tournent autour des petits groupes éparpillés. Parfois, ils se contentent de bousculer les marins. D’autres fois, en un éclair, ils se saisissent de l’un d’entre eux et l’emportent par le fond, laissant une gerbe d’eau pourpre derrière eux.

Le monde de la folie

Le deuxième jour, chacun s’accroche au message de détresse émis la nuit du naufrage : les secours vont bien finir par arriver. Ils ignorent que les transmissions avaient été coupées par l’explosion. Et que l’heure d’arrivée précise de l’Indianapolis n’avait pas été communiquée à Leyte en amont du départ. Personne là-bas ne s’inquiéterait outre mesure de leur retard. À mesure que les heures passent, les éléments font leur office : le soleil fait enfler et éclater les lèvres, gonfler les paupières et brûle le visage. « Le jour, il faisait si chaud qu’on priait pour qu’il fasse nuit, et la nuit, si froid qu’on priait pour qu’il fasse jour », résume Loel Dean Cox auprès de la BBC.

Alors que chacun s’était jusqu’ici abstenu de considérer l’eau de mer comme une option, l’état de certains leur font élaborer des théories complètement délirantes. « Si on garde un peu d’eau dans le creux de la main, est-ce que le soleil ne va pas évaporer le sel ? », demande l’un d’eux. D’aucuns se laissent tenter par une petite gorgée, puis une plus grosse. Ils meurent rapidement mais dans d’atroces souffrances. Le troisième jour, beaucoup quittent le monde de la raison pour celui de la folie. Des marins aperçoivent une île avec un petit hôtel, qu’ils entreprennent d’appeler pour réserver une chambre. Un autre plonge soudain dans les eaux, pensant avoir perdu ses clés de voiture. Il ne remontera jamais.

Rapidement, les questions prennent la place du deuil et de la stupéfaction. Comment un tel navire a pu voyager sans escorte ? Pourquoi n'a-t-il pas été porté disparu plus tôt ?

Le quatrième jour, les précieux gilets de sauvetage deviennent des engins de morts. Imbibés d’eau, ils entraînent leur porteur par le fond, trop faible pour s’en dépêtrer. Quand ce n’est pas la vie, l’espoir quitte peu à peu les naufragés. Mais la fin de leur calvaire approche. Jeudi à la mi-journée, comme souvent, un avion survole leur position à haute altitude. Jusque-là, aucun n’a remarqué leur présence. Mais celui-ci fait brusquement demi-tour. Il a repéré une tache d’huile dans la mer. Des visages apparaissent. Les heures qui suivent, d’autres avions se succèdent. Puis des navires. Peu après minuit, le sauvetage commence. Exactement quatre jours, soit 96 heures, après le naufrage.

Bouc émissaire

Ce jour-là, les sauveteurs recueillent 311 rescapés dans un état pitoyable. Ils assistent aussi à des scènes ubuesques, comme celle de cet homme juché au sommet d’une pyramide de bouées tel un cavalier, qui refuse de monter à bord car il « attend un ami qui doit (le) rejoindre » et qu’il ne veut pas « le décevoir ». Ou cet autre marin qui pense que sa jambe a été emportée par un requin. Quand on lui fait remarquer qu’il possède bien ses deux membres, il hausse les épaules et se met à marcher.

Rapidement, les questions prennent la place du deuil et de la stupéfaction. Comment un tel navire a pu voyager sans escorte ? Pourquoi n’a-t-il pas été porté disparu plus tôt ? Cet événement démontrait surtout les failles de la marine américaine. Il fallait donc un bouc émissaire et ce fut le capitaine de vaisseau Charles Butler McVay. Après la convocation d’une commission d’enquête, le commandant de l’Indianapolis fut traduit en cour martiale et jugé coupable de la perte du navire. Si cette décision ne fut pas assortie de sanctions, elle poussa au suicide le pauvre homme en 1968. Son nom et son honneur furent finalement lavés en 2000, à l’issue d’une longue compagne de réhabilitation menée par les survivants.


(1) Ces échanges sont tirés du livre « Huit cents hommes à la mer », de Richard F. Newcomb (1972). L’auteur a utilisé les récits des témoins et les minutes du conseil de guerre devant lequel fut traduit le capitaine du navire torpillé, pour reconstituer avec fidélité le drame de l’« Indianapolis ».

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12 commentaires
  • Scate 

    le 

    Comment se fait-il que le commandant du navire ait été jugé coupable puisque c’est sa hiérarchie qui a décidé de le priver d’escorte ?

  • Eduen71 

    le 

    Et parfois on se plaint…respect à ces marins

  • anonyme 

    le 

    Le film réalisé est à voir même si c'est scenarisé. Quant aux attaques des requins, elles étaient légions à cette époque car la population de requins n'avait pas été encore décimée par l'homme.

Commentaires

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