NOBEL DE LITTÉRATURE
Et voilà ! Annie Ernaux est la 116e prix Nobel de littérature de l'histoire. A 82 ans, l'agrégée de lettres, star de l'autobiographie collective, plume chercheuse qui traque inlassablement la forme idéale, est distinguée par l'académie la plus prestigieuse du monde. Une consécration hautement méritée... 17e femme honorée par le prix Nobel de littérature et 16e tête couronnée française (et 1ere Française), la dame de Cergy a produit une oeuvre abondante, des Armoires vides, en 1974, jusqu'à Mémoire de fille, en 2016, et Le Jeune Homme, en 2022, et soit une grosse vingtaine de livres, quasiment tous publiés chez Gallimard. Ce qui fait de l'illustre maison de la rue Gaston-Gallimard un véritable réservoir à prix Nobel de littérature avec Mario Vargas Llosa, J.M.G. Le Clézio, Patrick Modiano, Kazuo Ishiguro, Peter Handke, pour ne citer que les plus récents lauréats de l'éditeur.
Annie Duchesne (Ernaux après sa rencontre à l'été 1963 avec Philippe Ernaux) cherche, n'arrête pas de chercher depuis qu'en 1960, sur le banc d'un jardin public de Londres, elle a imaginé faire d'elle un être littéraire, "quelqu'un qui vit les choses comme si elles devaient être écrites un jour". Elle cherche l'art "de mettre en forme son absence future", en puisant, inlassablement, dans sa mémoire afin d'en extraire les sources du moi et de l'émotion : la honte de la petite fille d'épicier d'Yvetot devant les jeunes bourgeoises de son école (La Place, prix Renaudot 1984), l'année 1952 lorsque son père voulut tuer sa mère (La Honte), sa rencontre avec une faiseuse d'anges (L'Evènement), l'amour irraisonné pour un diplomate russe (Passion simple), le cancer du sein et les traces "objectives" de la jouissance commentés avec son amant (L'Usage de la photo) et tant d'autres écrits intimes, sublimés depuis Les Armoires vides, en 1974.
Les Années, fresque magique de la seconde moitié du XXe siècle
Et puis, en 2008, surgit Les Années, vaste fresque qui court de l'après-guerre au début du XXIe siècle, qui remportera les Prix Marguerite-Duras 2008, Prix François-Mauriac 2008 et Prix Strega de la littérature européenne 2016. Un roman muri depuis des lustres... C'est en 1985, devant une classe de seconde d'un lycée de Vitry-sur-Seine qu'elle a, éprouvé la première fois le besoin de raconter, "autrement qu'avec des mots en circulation et des stéréotypes", son expérience personnelle. Une pierre de plus à l'échafaudage de ce "roman total", oeuvre maîtresse, "sorte de destin de femme qui ferait ressortir le passage du temps en elle et hors d'elle".
En 2000, l'heure de la retraite sonne - elle aura enseigné au lycée de Bonneville 4, à Annecy-le-Vieux puis à Pontoise avant d'intégrer le Centre national d'enseignement à distance (CNED) -, ses deux fils volent depuis longtemps de leurs propres ailes, et un sentiment d'urgence l'envahit. C'est maintenant qu'elle doit "mettre en forme par l'écriture son absence future", avant que sa mémoire ne devienne "brumeuse et muette". "Pour avoir été, très tôt, gamine assise sur les escaliers du café épicerie de mes parents, à l'écoute du bruit du monde et pour être à jamais une 'transfuge sociale', j'avais le sentiment d'être la seule à pouvoir l'écrire", nous confiait-elle au moment de la parution des Années.
Cette impression de franchir les lignes, quasi clandestinement
Pour cette autobiographie impersonnelle, elle choisit l'imparfait "continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu'à la dernière image d'une vie". Quand elle envoie son manuscrit chez Gallimard, Annie Ernaux a peur. Elle ne l'a encore montré à personne, ni à Marc Marie, son jeune compagnon, ni à ses enfants, ni même à ses amis. Un reste de pudeur, de sentiment d'exclusion, peut-être, de la part de cette admiratrice de Bourdieu ; cette impression de franchir les lignes, quasi clandestinement, entre le modeste foyer normand de son enfance et les beaux quartiers germanopratins de ses égaux en écriture - qu'un long trajet en RER continue de tenir à distance. Enfin, aussi, le souvenir des éreintements infligés par les détracteurs de l'autofiction, genre dont on lui a attribué, à son corps défendant, la paternité.
Le résultat est époustouflant. 1940-2007 : la vie s'égrène, protéiforme, en autant de séquences que d'images. Au temps d'avant raconté (les guerres, la faim, le rutabaga, Pétain), succède celui d'hier, vécu, subi, jamais sublimé - elle n'apprécie guère le mot "passé". "Ça fait romantique, nostalgique. Le monde n'était pas mieux avant, il est en mutation, c'est tout." La guerre en Indochine, Marcel Cerdan champion du monde de boxe, les premières Cocotte- Minute, la loi de l'Eglise omnipotente, René Coty, la masturbation, Marie-Chantal et Tino Rossi, la mort de Staline, l'insurrection algérienne, Bonjour tristesse et les Platters. Et encore, l'ennui de l'adolescence, Simone de Beauvoir, le Planning familial, le Nouveau Roman, le "Québec libre", le mariage, les DS noires, Mai 68, la télévision omnivore, la douleur conjugale, les "jeunes de banlieue", le vote - malheureux - pour Laguiller,... L'énumération est sans fin, chaque lecteur, chaque génération y puise ses madeleines.
La dame de Cergy n'oublie jamais rien
Mais il manquait une séquence fondamentale, enfouie, toujours remise au lendemain. Ce sera Mémoire de fille, en 2016 : "L'idée que je pourrais mourir sans avoir écrit sur celle que j'ai nommée très tôt 'la fille de 58' me hante, écrit Annie Ernaux dans ce récit magnifique, alternant le "je" et le "elle", afin de capter au plus près l'Annie Duchesne qu'elle était. Lorsque en 1958, l'été de ses 18 ans, de sa première virée hors du nid familial et du retour du général de Gaulle, Annie débarque à la colonie de S., dans l'Orne, "tout en elle est désir et orgueil". La jolie fille mal coiffée se précipite, gauchement, dans la ronde de la joyeuse bande de moniteurs. Au troisième jour, sa tête chavire, son corps brûle et son coeur s'échauffe : H. le moniteur en chef, un grand blond baraqué, l'embrasse avant de l'entraîner dans sa chambre. "Il force. Elle a mal."
A défaut de défloration, la fellation fera l'affaire... En attendant un hypothétique regain d'intérêt de H., Annie s'ébroue, d'un garçon à un autre, fière d'être objet de convoitise, pitoyable d'inconscience, étrangère à tout sentiment d'indignité. Interloquée, la romancière de 2016 tente de saisir la logique de cette "dérive enchantée", qui se poursuit par deux années d'errance et de glaciation, entre boulimie, aménorrhée, étude suspendue à l'Ecole normale d'institutrices et séjour londonien comme fille au pair. La honte, elle, ne connaîtra pas de terme. L'été 1963, à 23 ans, Annie Duchesne rencontre Philippe Ernaux. Pourtant, les frasques de la colonie sont loin d'être effacées. La dame de Cergy n'oublie jamais rien.
C'est cette grande dame que l'académie suédoise couronne aujourd'hui. Reconnaissance ultime pour la petite fille d'Yvetot, transfuge à vie, et, désormais, reine du monde. Une reine qui devrait se rendre à Stockholm, ce 10 décembre, pour la remise des prix Nobel étant. Et qui recevra les 10 millions de couronnes suédoises (soit 922 000€), dotés par l'académie. Une manne dont elle devrait faire bon usage...
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