BON ANNIVERSAIRE AMIRAL ODK
PORTRAIT. Olivier de Kersauson, « seul maître à bord après Dieu »
À la fois marin et écrivain, Olivier de Kersauson marque son temps depuis un demi-siècle, que ce soit au large ou dans les studios de radio et autres maisons d’édition. À bientôt 80 ans, celui que les terriens ont surnommé « l’amiral » est un peu le dernier des Mohicans. Derrière la « grande gueule » se cache un navigateur érudit, parfois misogyne, rarement vulgaire et amateur de mots subtils et passionné de mer. Cinquième épisode de notre série tirée du hors-série les écrivains et la mer.
« J’ai toujours aimé infiniment et la terre et la mer, à condition qu’elles se touchent, qu’elles soient ensemble. Dans notre propriété de Bretagne, du haut d’une haute tour flanquant la maison, la mer était visible. Nos champs, où son vent courait sur les blés, allaient jusqu’aux vagues. Le mélange devenait merveilleux. L’odeur des foins qui se mêlait aux bouffées fortes des marées demeure pour moi le parfum le plus beau du monde. La campagne quand elle n’est que verte sans la tâche océane au bout, je ne l’aime guère, avec sa tendance à rendre claustrophobe. Elle me rappelle l’internat, ces collèges d’où parfois l’on voyait loin à l’horizon. Je rêvais toujours que, là-bas, se trouvait la mer. Mais elle n’y était pas. C’était une campagne-prison sans la moindre tache bleue, complice », raconte Olivier de Kersauson dans ses Mémoires salées - sans nul doute l’ouvrage le plus personnel et abouti du marin, écrit il y a bientôt quarante ans.
Septième d’une fratrie de huit, « ODK » de son vrai nom « vicomte Olivier de Kersauson de Pennedreff », naît en juillet 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale, loin de la mer, à Bonnetable, petite bourgade au milieu des terres dans la Sarthe. Son père n’est guère investi auprès de sa progéniture, sa mère autoritaire et à tout faire. L’on vouvoie évidemment les parents, et mieux vaut ne pas moufter, d’autant après la guerre où tout le monde a manqué de tout, et peut s’estimer heureux d’être vivant.
Discipline quasi militaire
Entre une discipline quasi militaire, la messe dominicale obligatoire, le bénédicité avant chaque repas, les claques et coups de martinet régulièrement assénés, le jeune rebelle souffre et se carapate. Incompris, il a tendance à se braquer. Outre cette éducation à la dure et peu aimante, il doit composer dans une famille nombreuse. Règle ses comptes dehors à coups de lance-pierres, canardant les voitures immatriculées « Neuilly Auteuil Passy » garées à proximité, et les malheureux oiseaux traînant par là.
L’enfant au caractère déjà bien trempé est de fait expédié en pensionnat. Il écume les institutions tenues d’une main de fer par les jésuites, ne compte plus les renvois, heures de colle, punitions et autres brimades, qui aujourd’hui seraient illico presto synonymes de tribunal, quand les curés se délestaient allégrement de leur ceinture pour frapper les élèves turbulents.
Tête bien faite, il obtient son bac, entreprend des études de droit, se voyant pourquoi pas avocat. C’est à La Trinité-sur-Mer, alors fief de la voile, lors des vacances d’été, qu’il a rendez-vous avec la mer, et celui qui va devenir son maître et son mentor : Éric Tabarly. Avec ses copains « traîne ponton », Kersauson découvre la godille, les affres du vent et des vagues, affectionne de torcher de la toile autant que d’imaginer des blagues de potaches sur les voiliers de plaisanciers, ou encore remonter les casiers des pêcheurs locaux et ainsi chiper les crustacés…
Une complicité naît
Tabarly repère vite les qualités de manœuvrier de l’adolescent et son tempérament, n’hésitant pas à le provoquer dans des défis où il faut faire montre de musculature et d’endurance. Jamais en reste dans ces exercices virilistes, Kersauson est surtout fasciné par Tabarly et cette capacité à innover à terre et déléguer en mer. Ce dernier comprend combien le chenapan sera un excellent chef de quart et second.
Les deux hommes lient une complicité franche, intime et secrète, ne tardant pas à briller sur les Pen Duick II, III, IV et VI. Le premier taiseux d’apparence, le second fort en gueule, capable de toutes les facéties. Il a commencé son service militaire au 9e régiment de chasseurs parachutistes, mais Éric Tabarly, jeune officier de marine le fait changer d’affectation afin de rejoindre les Pen Duick. L’incontestable victoire de la goélette noire Pen Duick III , dessinée par Tabarly lui-même dans la célèbre course du Fastnet en 1967, scelle définitivement la vocation de marin de Kersauson.
Du haut de ses vingt ans, Olivier de Kersauson va servir son « patron » dix années durant, s’offrant quand même quelques jolies escapades. Il goûte à la douceur de la Polynésie et Bora Bora, croise aussi bien le chemin du mystique pionnier Bernard Moitessier que l’animateur de radio et télé Jacques Martin, avec qui il devise en alexandrins et qui va le présenter à Philippe Bouvard (Les Grosses Têtes).
Commander à son tour
Cap hornier sur Pen Duick VI à trente ans, Kersauson sait qu’il est temps de couper avec ce père spirituel et fondateur, s’émanciper, et à son tour commander. Entre deux navigations, il aime poser son sac dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés à Paris, amuse la galerie, séduit Jean Castel, considéré comme le « prince de la nuit », qui le charge de superviser les travaux d’embellissement de Sincerity, son ketch de 1928, et lui laisse les clés. « Chez Castel » dans ce club huppé rue Princesse, Kersauson est comme un poisson dans l’eau.
« Je suis essentiellement costaud physiquement, assez bagarreur, très susceptible, inculte, violent. Ma timidité ne s’arrange guère », pavoise-t-il devant un auditoire composé de patrons de radio et télé, PDG, éditeurs et autres VIP, totalement conquis. Son carnet d’adresses s’étoffe aussi vite que sa réputation d’amuseur et de provocateur. Il assume son évidente misanthropie, louvoie non sans talent entre vers et citations latines. Mais sa vie n’est pas que dans les boîtes de nuit mais sur la mer. Il est temps de devenir calife à la place du calife.
Le sponsoring voile est en train d’éclore et Kersauson semble « cocher toutes les cases ». Les vins mousseux Kriter par l’entregent de Michel Etevenon, publicitaire, ancien imprésario à l’Olympia ne connaissant rien au bateau mais possédant du flair et bientôt créateur de la Route du Rhum, jettent leur dévolu sur le jeune marin.
Belle gueule, yeux couleur lagon, le marin charismatique se voit proposer son premier commandement pour la course Londres-Sydney-Londres en équipage. Il aurait voulu affréter Pen Duick VI qu’il connaît comme sa poche, mais Tabarly n’a finalement pas donné suite. Il hérite d’un lourd monocoque de 23 mètres pas vraiment taillé pour la course et monte un équipage de bric et de broc, mix de jeunes novices du large et de quelques vétérans expérimentés. Héritage de son éducation ponctuée de persécutions ou pas, Olivier de Kersauson marque son territoire, et consent être « seul maître à bord après Dieu », assumant une « dictature éclairée ».
Un équipage au bord de la mutinerie
Dans son cinglant et remarquable ouvrage Fortune de mer, écrit à quatre mains avec l’écrivain Jean Noli, l’on découvre un capitaine tyrannique, interdisant à l’équipage de porter des gants et des lunettes de soleil dans le froid piquant des mers du Sud, se justifiant par le fait que « l’homme ne naît pas avec ».
L’on peut lire que les équipiers envisagent de se mutiner mais se ravisent, que le bosco du bord préparant les repas de l’équipage vide consciencieusement les nombreuses bouteilles de vin (une centaine) outre celles de vodka, de whisky… La brutalité à bord n’est pas que verbale. De quart, aller réveiller Kersauson est un supplice, un cauchemar et parfois se tire même au sort…
N’empêche, la plume alerte et violente du skipper semant la terreur, est celle d’un conteur. « Dans mon sommeil, j’ai reconnu aussitôt la main qui me secouait l’épaule avec prudence. C’était la main de Jacques Arestan, aux paumes larges et dures, aux doigts longs et spatulés. Avec beaucoup d’efforts j’ai entrouvert les yeux. Dans la pénombre, je distinguais son visage proche du mien. Le capuchon du ciré lui tombait au ras des sourcils, dégoulinant d’eau. Sur ses joues, le vent, la mer, le sel avaient plaqué des taches roses et blêmes ; les cernes de ses yeux bleus, les boursouflures des paupières indiquaient sa fatigue. Inquiet, presque timoré, ignorant quelle serait ma réaction. Jacques n’osait pas me parler. Sa bouche avait cette moue que je lui connaissais bien lorsqu’il était embarrassé. Rien que de voir sa tête j’ai compris qu’il m’apportait une mauvaise nouvelle. Péniblement, je me suis mis sur le coude. Le bateau roulait abominablement. Du pont me parvenaient des cris excités, des imprécations et des bruits de bottes aussi. Le roulis s’amplifiait… Aucun doute n’était plus possible : là-haut une nouvelle magouille s’était produite. Parle, bordel. Jacques : le spi s’est déchiré ! Curieusement, je n’ai rien dit. C’était pourtant le deuxième que nous déchirions en moins de 48 heures à plus de 6 000 milles de Sydney. J’étais tellement déçu, tellement crevé, tellement furieux également que j’en aurais ri. À grands coups de pied j’ai repoussé mon sac de couchage au fond de ma couchette, j’ai sauté à terre. L’eau qui courait sur le plancher a aussitôt imbibé mes chaussettes me glaçant les pieds… Redoutant une bourrade ou un coup de gueule de ma part, Jacques avait préféré remonter sur le pont. Je titubais. On est toujours instable dans un bateau au réveil… Ils n’avaient pas veillé, pas eu de doute. Moi j’avais une certitude. Je naviguais avec des cons… De les voir aussi empotés m’a réveillé complètement et mis en rage. Ils allaient me rendre fou. Une fois de plus, je me disais que j’avais sous mes ordres un équipage de guignols ».
Victime de la perte du gouvernail, Kersauson et son équipage ne remportent pas cette Route des Clippers, ces trois mâts - dont Patriarch - qui au XIXe siècle ramenaient des cargaisons de laine de mouton, d’Australie vers l’Angleterre et ses filatures. Anxieux, stressé, colérique, il réprimande ses douze équipiers, mais ramène tout le monde à bon port comme il l’a toujours fait lors de ses circumnavigations.
« J’étais jeune, j’étais seul. Commander, c’est aller vers la solitude », se justifie aujourd’hui le marin. La première édition de la Route du Rhum se confirme. Kersauson veut et se doit d’en être. Toujours grâce à Kriter, il arme un robuste trimaran de 23 mètres. À Saint-Malo, avec Alain Colas, il est suivi telle une rock star par un public enthousiaste. Son humour caustique fait des ravages, comme ce jour où l’épouse d’Yvon Bourges, alors ministre de la Défense visitant la cabine de son bateau s’étonne du peu d’espace. Kersauson cinglant : « Ne vous inquiétez pas madame de l’exiguïté de l’habitacle et de mon mini-réchaud de cuisine. Je n’ai pas de personnel ! »
Quatrième à l’arrivée en Guadeloupe, il devise avec le Canadien Mike Birch, vainqueur sur un trimaran deux fois plus court. Au milieu de l’Atlantique Nord, ce dernier apercevant les mâts de Kriter IV, a décidé d’incurver sa route, sachant qu’il n’avait aucune chance de rivaliser en restant sur le même cap, selon l’axiome stipulant que la vitesse est proportionnelle à la longueur de la carène.
Il a filé vers le Sud, sentant qu’il n’avait pas encore accroché les alizés caractéristiques tant par la couleur de l’eau que par la présence d’exocets. Réponse laconique de Kersauson : « Mais que vous voulez faire face à quelqu’un qui parle aux poissons volants ! »
Une obsession, le trophée Jules Verne
Entre sollicitations médiatiques toujours plus nombreuses et records ou tours de l’Europe, « ODK » ne reste pas souvent à quai. Il n’a guère de mal à lever des sponsors ou séduire les maisons d’édition. Il fait construire des trimarans de plus en plus longs : 23, 27 et bientôt 32 mètres, effectue l’un des premiers tours du monde en solitaire et en multicoque en 125 jours, puis revient définitivement à l’équipage avec un but, celui de battre le record du tour du monde par les trois caps au départ d’Ouessant.
Autant il n’affectionne pas ces transats « sprint » dans lesquelles il n’est pas à l’aise, et ne brille pas spécialement, autant défier Jules Verne et ses fameux 80 jours devient une obsession. Il y parvient à deux reprises, d’abord en 71 jours, puis en 63 jours.
Jamais avare de bons mots, véritables punchlines dont il a le secret, il surnomme le Pôle Finistère Course au large d’où sont issus tous les grands marins « la vallée des fous », l’océan Indien et Pacifique « plus grands déserts du monde ». L’on connaissait les 40es rugissants et les 50es hurlants. Kersauson qui est allé les tutoyer, baptise les 60es « aphones ».
Son dernier bouquin, Veritas tantam - potentiam habet ut non subverti possit (La vérité a une telle puissance qu’elle ne peut être anéantie), résume assez bien le personnage, son parcours, sa relation à la religion, toujours ce côté provocateur, mais aussi cet attachement au latin depuis l’enfance.
Désormais installé en Polynésie, il est revenu chez lui au Conquet dans cette grande demeure et son immense forêt avec vue sur l’océan, afin de suivre cet hiver l’Arkea Ultim Challenge, n’en perdant pas une miette, fasciné par ces monstres qu’il aurait tant adoré mener.
BIO EXPRESS
20 juillet 1944. Naissance à Bonnétable (72)
1954. Débute la voile en Bretagne avec les scouts marins
1964. Service militaire dans les parachutistes puis sur Pen Duick II avec Éric Tabarly avant d’embarquer comme second sur les III, IV et VI
1981 à 2009. Émission « Les grosses têtes » sur RTL
2013. S’installe en Polynésie
2022. Entre à l’Académie de Marine avec près de 25 livres publiés
PUBLICATIONS
Fidji Fidji, avec Gilles Rateau et Charles Bonnay, éd. du Pacifique, 1972
Île de Pâques, avec Bob Putigny, M. Fulco et J.P. Duchêne, éd. du Pacifique, 1973
Fortune de Mer, avec Jean Noli, Presses de la Cité, 1976
Mémoires salées, éd. Robert Laffont, 1985
Homme libre… toujours tu chériras la mer !, avec Jean Noli, éd. Fixot, 1994
Dresseurs de métal, avec Dominique Leroux, Henri Brisson et Catherine Cornic, éd. Dialogues, 1995
T’as pas honte ?, avec Georges Wolinski (illustrations), éd. Le Cherche Midi, 1995
Macho mais accro, avec Georges Wolinski (illustrations), Le Grand livre du mois, 1996
Vieil Océan, éd. Flammarion, 1990
Tous les océans du monde : 71 j, 14 h, 22’, 8’’, éd. Le Cherche Midi, 1997
Les côtes bretonnes vues du ciel avec Paire, éd. Glénat, 1998
Les ports du monde, éd. Flammarion, 1999
Homme libre. Toujours tu chériras la mer !, éd. Pocket, 2000
Retour au port, éd. Michel Lafon, 2002
La Bretagne vue de la mer, avec Michel Bellion (illustrations), éd. Le Cherche Midi, 2003
Ocean’s Songs, éd. Le Cherche Midi, 2008
Bretagne, regards partagés, éd. La Martinière, 2010
Ocean’s Songs Tome 2, éd. Le Cherche Midi, 2012
La Mer à travers la carte postale ancienne, HC Éditions, 2012
Le monde comme il me parle, Paris, Points, coll. « Points Aventure », 2014
Promenades en bord de mer et étonnements heureux, éd. Le Cherche midi, 2016
(avec Régis Le Sommier)
La pluie ne mouille que les cons, Paris, éd. Grasset, 2016
De l’urgent, du presque rien et du rien du tout, éd. Le Cherche midi, 2019
Veritas tantam - potentiam habet ut non subverti possit (La vérité a une telle puissance qu’elle ne peut être anéantie), éd. Le Cherche midi, 2022
Article extrait du hors-série de Voiles et Voiliers et Lire magazine en vente en kiosque et sur notre boutique en ligne ici.
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